Sergio (7)

Lorsque je finis d’écrire à Deng, je tourne en rond dans ma chambre, mon Samsung serré entre les doigts, avant de respirer un grand coup d’air et de prendre cette décision sage, celle m’allonger sur le lit. C’est à cet instant que je réalise la chose suivante : avoir écrit à Deng m’a tranquillisée, je veux dire, vraiment, ça a été une pilule à effet immédiat ; c’est comme si l’assasinat M.Markus n’était rien qu’un événement que je devais raconter et que maintenant que c’est fait, le plus dur est passé et alors je peux vivre et continuer le cours habituel de ma journée, pieds confortables et installés sur le matelas de la chambre de mon enfance. Le couvre-lit est moelleux, en patchwork et ses couleurs sont chaleureuses comme la saison de Noël. Comme si, la raison pour laquelle j’étais énervée, c’était l’idée d’avoir à raconter cet événement à Deng. Deuxième fois de la journée que je me sens cynique. Bon, bien sûr, je ressens encore un peu d’effroi, ma nuque me picote encore comme un cactus, mais là, ça va mieux, mes pensées se rassemblent, se réorganisent. A moins que ce soit de me retrouver sur ce lit que je connais si bien qui m’apaise. Ca doit être ça.

En m’installant sur le couvre-lit, j’y fais tomber mon Samsung et ce dernier se faufile pile à l’endroit de mon aisselle droite. L’engin me chauffe les épaules et ce n’est pas désagréable, même si c’est sans doute contre-indiqué par la médecine, de se griller la peau à l’aide d’une batterie de téléphone.

Au dessus de mon front, le plafond de la pièce – en attique – est fait de lattes de sapin claires, mouchetées de-ci, de là par des tâches noires, où les veines du bois se rassemblent. Le regarder a un effet hypnotique sur moi, qui me berce. Je me demande quel âge pouvait avoir Markus au moment de son assasinat, je fais l’addition, estimant l’âge qu’il avait au moment où moi, j’avais dix ans, c’est-à-dire, quinze ans en arrière. Ce n’était déjà plus du tout un jeune homme, même de loin, c’était impossible de l’imaginer jeune, au printemps de sa vie – sa barbe grisonnante semblait avoir toujours existé, comme un caillou millénaire. Il y a un autre indice, sur son âge. La dernière fois que j’ai vu un bus scolaire, quand j’habitais encore à Gland, ce n’était plus Markus qui conduisait, mais un autre type à la tête fade qui ne me disait rien. J’en avais déduit que Markus était la retraite, déduction sans doute très bonne et tout compte fait très bonne, maintenant que le calcul est fait.

Que M. Markus ait été à la retraite me soulage. M. Markus n’est pas mort du temps de son travail, du temps où il était chauffeur, du temps où les jeunes collégiens de la ville comptaient sur lui pour être transportés à l’école et écouter ses traits d’esprit. Il est mort, après sa vie de chauffeur, après ce que je connaissais de lui – ça peut sembler pas très humain de ma part, mais je dois dire, que cette constatation atténue vraiment mon choc. Effroi encore diminué. Parfois, on ne peut pas empêcher les pensées d’arriver. Et celle qui arrive à cet instant-là n’est sans doute pas très chrétienne ou j’en sais rien, mais je me dis s’il est arrivé la même chose à Sergio, c’est « encore » plus triste, parce qu’il n’a pas pu donner autant de sa vie

Cette fois-ci, je repense à la chinoise du TGV Genève-Marseille, en particulier à ce qu’elle m’a raconté sur la communication avec les morts, « il suffit d’écouter les défunts, avec toute notre attention et alors ils nous parlent« . Au fur et à mesure que j’y pense, mon regard parcourt le plafond de ma chambre, il suit le chemin inattendu des nervures du bois ; cette activité me plonge dans un état comateux et je me sens prête à produire des hallucinations. Tout à fait le genre la disposition physique, j’imagine, pour tenter pour une premier appel avec l’au-delà.

– M. Markus ? Vous m’entendez ?

Je ne l’entends pas, il ne répond pas, mais je continue tout de même, tant pis si je tutoie la folie et le délire. Faute d’essayer, on rate tout, voilà ce qu’on dit ; c’est d’ailleurs le genre de conseil que M. Markus aurait pu donné.

– J’ai appris pour votre assassinat, il est injuste et renversant. Je tenais à vous dire combien j’ai apprécié votre intelligence, quand vous étiez mon chauffeur.

Et à mesure que je lui parle, mes paupières s’agitent puis se ferment. Et il me semble bientôt que le visage du défunt M Markus apparaît devant moi ; qu’il flotte et vole au dessus du lit comme un ballon à hélium.

– M. Markus ? dis-je, prudente, c’est bien vous ?

Sur le visage planant de M. Markus, ses sourcils, rondement, se haussent et ses lèvres s’ouvrent et voilà ce qu’il (me) dit, de sa voix entrainante et profonde.

– Au revoir, jeunesse !

« Au revoir, jeunesse. » C’était le trait de marque M. Markus, sa rengaine préférée. Personne d’autre sur terre n’a jamais autant prononcé ces trois mots. Il les répétait 30 ou peut-être même 50 fois par jour, du temps de ses fonctions, à chaque arrêt de bus, lorsqu’il appuyait sur le bouton rouge d’ouverture des portes, laissant les collégiens sortir du véhicule, les plus polis d’entre eux le quittaient en lâchant un joyeux « Au revoir M. Markus …. » Alors, M. Markus répondait « Au revoir jeunesse. »

« Au revoir, jeunesse.« , voilà ce que le chauffeur choisit de le répéter une nouvelle fois, depuis l’au-delà.

Je suis toujours allongée, et je pose à M. Markus une question importante, juste pour voir, si je peux avoir de vraies informations de sa part, de son fantôme.

– Avez-vous vu la tête de vos assassins ? Mon père dit que ce sont des requérants d’asile qui ont essayé de piller les bijoux de votre femme.

Je rouvre les yeux et regarde le plafond. Il ne se passe rien et maintenant je ne vois même plus la tête de M. Markus. Alors j’insiste et repose la question. Cette fois-ci, on peut le croire ou non et je suis consciente que c’est une hallucination parce que je suis semi-éveillée, mais j’obtiens une réponse. La réponse, je ne l’entends pas au creux de mon oreille, évidemment ce n’est pas une conversation ordinaire qui a lieu, mais je l’entends, au creux de mon tympan intérieure, celui qui se trouve au milieu de ma tête, de mon cerveau, celui qu’on utiliser pour écouter notre propre voix.

– Oui, j’ai vu la tête de mes assassin, mais à quoi bon : je suis mort, répond le défunt M. Markus.

Je sursaute vaguement, parce que je ne suis pas sûre et certaine qu’il s’agit bel et bien de sa réponse. Je délire ou rêve, j’en sais rien, c’est possible.

– Est-ce que votre assasinat est en lien avec la disparition de Sergio ? lui demandé-je maintenant prête à entamer une conversation avec mon chauffeur.

M. Markus ne répond pas. Il faut dire qu’il n’a pas le temps de me répondre car à peine ma question posée, je sors de mon état second. C’est-à-dire, mon Samsung me rappelle à la réalité, il est bouillant et vibre. Je l’ôte de sous mon aisselle et porte l’écran à la hauteur de mes yeux. C’est une demande d’ajout d’ami, sur Facebook. On dirait que Deng vient de se créer un compte, ce qui m’étonne un peu. Je lui ai souvent proposé de l’aider à en ouvrir un, au cours de nos nombreuses promenades, mais il a toujours reporté.

Ce soir, je me dis que quelqu’un d’autre doit l’avoir aidé. La création de son compte est-elle en réaction avec le mail que je viens de lui envoyer ? A-t-il eu le temps de lire mon mail puis de se créer un compte ? Non sûrement pas, il a une envie en dehors de notre relation, de notre correspondane. A cet instant, je m’aperçois que dans la fenêtre de conversation Facebook Messenger, j’ai reçu un message. C’est Deng, évidemment.

« Chère Elise.

Superbe baguette magique !

Pour être tout à fait franc, je ne crois pas que l’assassinat de ton chauffeur de bus – M.Markus – soit en lien avec la disparition de Sergio. Si c’est le cas, eh bien, ce scénario ne ressemble en rien au livre policier chilien dont la trame de départ est si similaire.

Si tu veux mon conseil, va à Vignerois, pour en avoir le coeur net. »

Je lis cette dernière phrase, et elle agit sur moi comme un coup de cravache. Je sors de ma position horizontale en m’adossant quelques secondes au mur, pour aviser. Il est crépu et ses pointes se plantent dans mon dos mais, il y a deux ans encore je m’y adossais tous les jours, alors j’y suis encore habituée. J’ai toujours mon téléphone dans les mains et je suis toujours sur Facebook.

Pendant que je furète le page Facebook de Deng, pour essayer de découvrir le quidam qui lui a crée son compte, je parcours ses trois amis, des noms guatémalèques, j’ai une révélation. Cette fois-ci concernant Sergio et Paul. Ou plutôt j’ai une idée. Une idée simple et claire et, tout bien considéré, il est invraisemblable que je ne l’ai pas encore eue. C’est comme si ma tête n’était pas parvenue à réfléchir jusqu’à présent et qu’elle se complaisait dans des vieilles habitudes, poussiéreuses. La voilà, l’idée.

Pourquoi aller à Vignerois ? Pourquoi y aller physiquement ? Pourquoi me déplacer moi et ma Peugeot ? Alors qu’il suffirait de communiquer avec Paul à travers Facebook Messenger, lui écrire : « Hey Salut Paul. Comment vas-tu ? Je me demandais, qu’est-il devenu à Sergio, ton ami gentil qui avait disparu, il y a deux ans ? Je me suis toujours demandé. » 

Message court et concis, distant et qui ne donne pas lieu à s’imaginer que je suis encore intéressée à l’idée de nouer une relation avec lui. 

Bien sûr, Paul ne figure plus dans ma liste d’amis, mais après deux ans, je suppose qu’on pourrait le redevenir. Ce ne serait pas « inapproprié » et puis, certainement moins louche que me déplacer physiquement au King’s Pub de Vignerois et mener mon enquête auprès des autochtones.

Je frotte mes doigts contre l’écran, cherche le nom de Paul Gonzales dans le moteur de recherche du site.

Pendant que la recherche se fait, fébrile, je passe le regard à travers la vitre de ma chambre. Pour patienter tranquillement, je me concentre une demi-seconde et observe la télévision des voisins. Cette fois-ci, il n’y a plus de présentateur sur fond bleu, fini les informations ; le voisin, dont je vois un morceau de son dos, devant le canapé, est devant un film. A en juger les chapeaux noirs et pointus des personnages apparaissant à l’écran, les héros sont des magiciens. Il se pourrait bien que ce soit la diffusion de Harry Potter. Bientôt, la figure de Hagrid, le géant à longue barbe hirsute, fait irruption. Ceci me donne la confirmation qu’il s’agit bel et bien d’un épisode de Harry Potter. 

Paul et Sergio adorent Harry Potter, ce personnage enfantin et moral, à qui il arrive cependant plein d’aventures ; elles sont aussi passionnantes que celles de James Bond et Vin Diesel, sans être macho. Si Paul se trouve ce soir dans une petite chambre d’hôtel, dans une petite ville de province où il a donné un récital dans la salle de concert, alors, je mets ma main à couper qu’il est scotché devant Harry Potter. 

Retour sur l’écran de mon Samsung. Facebook trouve des centaines de Paul Gonzales, oui. Mais, aucun d’entre eux ne correspond à celui que je cherche. Aucun pianiste. Le premier qui m’est proposé, habite à Santa Cruz, en Bolivie, a une figure empâtée et carrée comme une Jeep et porte des grosses lunettes de soleil, au cadran noir ébène – pas vraiment mon Paul à moi. Mauvais pressentiment. Malgré mon idée génialissime de tout à l’heure, les événements du destin semblent se concorder pour ne pas faire avancer mon enquête. Puis, je fouille parmi mes connaissances de Vignerois, celles qui seraient susceptibles d’être amies avec lui. Mais rien, toujours. A tout hasard, je recherche Sergio, le grand disparu, sur Facebook, mais lui non plus, je ne le trouve pas. Cette fois-ci, je ne suis pas étonnée : Sergio n’a jamais été sur Facebook.  Enfin, je vais aussi sur google, tape « Paul Gonzales, pianiste ». Mais rien de nouveau de ce côté-là puisque, je clique sur un vieil article de 2013, où Paul raconte son parcours exceptionnel, d’enfant prodige, ses ambitions à venir, de compositeur. J’avais déjà lu cet article, dévoré plusieurs fois du temps où je voulais circonscrire la personnalité de Paul. Mais maintenant, comprendre Paul, c’est le cadet de mes préoccupations. Je retrouve l’adresse email de Paul, je lui envoie le mail, celui formulé quelques instants auparavant dans ma tête :

 » Hey Salut Paul. Comment vas-tu ? Moi je vais bien, j’habite à Genève et je travaille toujours dans le même magasin de Bubble Tea et je crois que mon emploi me plaît de plus en plus. Je me demandais, qu’est-il devenu à Sergio, ton très bon ami qui avait disparu, il y a deux ans ? »


On est en 2019. Plus personne ne répond aux mails de nos jours, ils sont obsolètes. Maintenant, on répond aux plus urgents via facebook, messenger, whatsapp. Paul ne répondra pas, c’est mon pressentiment, j’ai l’impression. Je range mon téléphone portable dans la poche de mon jeans, me lève et au passage mes doigts saisissent un peigne discrètement entreposé sur la table de nuit. Je réarrange ma raie et défait une boule de cheveux, derrière la nuque, avant de redescendre du côté de la salle à manger. 

Mes parents ne s’y trouvent plus.

Depuis le jardin, mon père me propose de le rejoindre. Nous y mangeons une cassatta à la lueur d’une bougie qui sent la citronelle. Je lui demande s’il se sent en sécurité, dans le jardin, malgré ce qui est arrivé à M. Markus. Mon père grogne en guise de réponse, susurre un « ça fait quand même chier », avant de changer de sujet. 

– Excellente, cette cassatta. Je l’ai acheté à 5 francs à la Coop, pourtant.

J’aquiesce. Et change de sujet. 

– Paul, le pianiste avec lequel je sortais, tu t’en souviens ? 

Mon père acquiesce silencieusement mais reste placide : aucune muscle de son visage ne bouge. Impossible d’y lire contrariété ni réjouissement. Puis, je lui parle de Sergio. Cette fois-ci, mon père dit ne pas en avoir le souvenir – je suis cependant certaine de l’avoir mentionné. C’était il y a deux ans en arrière, a-t-il oublié ?

– Mais si ! Souviens-toi : Sergio, le meilleur ami de Paul, il avait mystérieusement disparu. Allez, papa, fais un effort, je suis sûre de t’en avoir parlé.

Mon père ne remue même pas l’index pour me répondre, soit il m’ignore, soit il ne veut pas me répondre. Qui sait lire 

J’ai fini ma tranche de cassatta et je machotte un dernier morceau de fruit confit. A cet instant, ma mère nous rejoint autour de la table du jardin. Elle annonce qu’elle n’a toujours pas retrouvé le papier indispensable à la déclaration d’impôt et qu’on ne va pas pouvoir la remplir tout de suite. Furax contre elle-même et son désordre, elle tape son pied contre l’herbe du parterre. Ses tongs éraflées s’abîment sans doute encore un peu plus. Et son corps vibre, en entier, comme le moteur d’un hors-bord qu’on vient d’enclencher. Je songe qu’une déclaration d’impôt ne devrait jamais nous mettre dans un état pareil ! Quand on songe que demain, ou ce soir, on peut se faire assassiner, comme M. Markus.

– Ne t’énerve pas, lui dis-je dare-dare, prenant une décision importante sur le vif. Je vais dormir à Gland, cette nuit.

Je pose la fourchette à dessert sur l’assiette où quelques restes de crème à cassatta, avant d’ajouter. « Demain matin, lorsque tu auras retrouvé le papier, nous remplirons la déclaration en un rien de temps. »

Mon enquête ne peut plus attendre et je me relève de la chaise de jardin. Je veux savoir ce qu’il est arrivé à Sergio.

– Et où vas-tu maintenant ? m’interroge-t-elle, vaguement calmée.

– Je vais faire un tour en voiture de la ville, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue. J’ai envie de voir si quoi que ce soit a changé.

Mon père me conseille de ne pas m’approcher de l’asile à requérants, même au volant d’une voiture, ça peut être dangereux, de vérouiller ma portière, etc … etc … . En fait, il m’avoue qu’il ne comprend pas bien mon intention de sortir du véhichule ; je lui promets de ne pas sortir de mon véhicule, pour le rassurer et rester dans la partie sud de la ville, peut-être passer au bord du lac.

– Mais à Gland, nous n’avons pratiquement pas de lac.

Je fais la sourde oreille, fais semblant de n’avoir rien entendu. Je n’ai aucunement l’intention de lui parler de mon projet d’aller à Vignerois. Il y a, comme ça des informations, qu’on ne veut pas révéler à ses parents. Mon père s’imaginerait que je veux rebibocher avec Paul ou que sais-je. En fait, il s’est toujours opposé à cette relation. Quelle raison ? Compliqué à expliquer, très compliqué ; pour résumer vite fait, il faudrait que je décrive mon père, son enfance, ses frustrations et ses craintes, et ça prendrait un temps fou. Comme livrer un bubble tea à l’autre extrémité de la ville, alors qu’on se déplace en tricycle – cette comparaison me vient maintenant et elle me fait sourire. Si mon père n’avalisait pas ma liaison avec Paul – voilà comment il la qualifiait – c’est pas si important, de toute façon, à quoi bon expliquer le pourquoi du comment d’une opinon de mon père, une sensation du reste qui est sans lien avec l’affaire Sergio. A priori, sans lien.


 

Je suis enfin de retour dans ma Peugeot. Le crépuscule est tombé au beau milieu du dessert, et un mince duvet noir et obscur flotte devant le regard. Mon premier réflexe consiste à enclencher les phares de la voiture. Mon second réflexe, ce n’est pas un réflexe. Je chuchotte « En avant pour Vignerois. ».  Dans les rues de Gland, les trottoirs sont vides et obscurs et, à cause des avertissements de mon père, pour la première fois de ma vie, je trouve quelque chose d’inquiétant à cette pénombre tranquille. Au niveau de la route nationale, je m’embarque dans un rond-point pour la rejoindre et là, un mini-cooper dont je ne distingue pas la couleur, surgit de derrière les pots de géranium et me force à m’arrêter.  Cette mini-cooper, songé-je, n’appartient pas à un requérant d’asile, ou alors, il faudrait avoir un toupet monstrueux pour la voler – surtout après ce qui est arrivé à M.Markus. Ma Peugeot manque d’être éraflée, mais comme toujours, elle et moi y échappons belle. 

La mini-cooper n’emprunte pas la route suisse mais tourne en direction des belles propriétés, au bord du lac. Je suis soulagée ; immédiatement après avoir quitté la ville, je sors un bonbon à la framboise d’une petite boîte en aluminium posé à côté du boitier de vitesses. Pendant les dix minutes qui séparent Gland de Vignerois, sur la route nationale, je suçote le bonbon dans ma joue, en écoutant des chansons commerciales du moment. Lorsque j’arrive enfin à Vignerois, j’ai englouti tout le bonbon.

Je gare ma Peugeot 106 à l’entrée de la Grand-Rue, en bordure du trottoir. J‘arpente la rue, en frôlant les vieux immeubles. Leur surface est faite de pierres âgées, des fois bombées, des fois plates, des fois rugueuses, des fois plâtrées alors mon poignet s’adapte et se fléchit. Il n’y a ici personne dans la rue, mais les fenêtre des immeubles sont grandes et basses alors, on s’y sent à la fois surveillés et en sécurité.

Depuis la rue, on peut atteindre le lac, en empruntant de petites galeries. Celles-ci sont mouillées et mal éclairées comme des grottes et je crois que certaines accueillent même des chauves-souris. A travers ces passages, le vent pousse l’odeur et l’humidité du lac. La petite ville de Vignerois a une senteur spéciale, rendue unique par ces passages.  

Au loin, l’agitation tranquille du King’s Pub se mêle au silence de la Grand-Rue, seulement perturbé par les rares voitures nocturnes qui la traverse. Je passe devant l’épicerie, bien sûr à cette heure-ci elle est fermée, mais les emballages de camembert exposé en vitrine suffisent à me rappeler le visage laiteux de son imposante tenancière : Mariette. Pas vue depuis deux ans.

Puis, je retrouve le magasin de chaussures, dans lequel je suis pas rentrée depuis une éternité. A l’époque, il était tenu par une malgache-indienne, à l’accent très chaleureux. Elle était venue dans la région à la suite d’une mariage avec un policier local. Soudain, je me souviens que Sergio était copain avec ce gardien de la paix. Je songe qu’elle doit tout savoir sur ce qui est arrivé à Sergio. Probablement qu’au cours de la journée, c’est toujours elle qui tient les lieux, mais évidemment son magasin de chaussure est fermé, pendant la nuit. A fortiori un dimanche. Il n’y a que le King’s Pub qui ouvre ses portes.

Je pénètre dans le King’s Pub. Encore une fois, tout me revient : couleurs, odeurs et mélange subtile des deux :son atmosphère. Les deux ans ont vraiment passé à la vitesse d’un éclair.

Un coup de narine. L’odeur des hamburgers frites, graisseuses comme l’huile et sucrée comme le ketchup, n’a pas changé d’un iota. Il semble que le cuir des banquette n’a toujours pas été changé. Les sièges sont de plus en plus crevassés. Derrière le bar, j’aperçois la silhouette menue et fine de Samy, qui est appliquée à ranger des verres, dans la machine à laver la vaisselle. Ce sont toujours de longs verres à bière, qui se profilent sur les tables. Les habitués n’ont pas changé leur boisson. La machine à fléchette, engin gros et robotique que j’avais occulté de mes souvenirs, tapisse toujours le même coin de mur, vers les toilettes. Et les morceaux de meubles non éraflés, luisent comme des chaussures qui viennent de se faire enduire de vernis marron. 

Je fais quelques pas en direction du bar, démarche prudente et qui se veut discrète. Des yeux suspects se déposent sur moi. Ils viennent non seulement des tabourets des bars, mais aussi des quatre coins des tables. En fait, tous les regards ou presque se plantent tous sur moi. Cette entrée en matière, au Churchill est si intidimidante que je me sens comme une crevette parmi les thons. J’essaie de reconnaître des visages, mais cette fois-ci je n’en reconnais pas. Pas de traits, pas de rides, pas de sourire qui me rappelle qui que ce soit en particulier. Ce que je retrouve en revanche, c’est l’atmosphère de la clientèle. Les habitués ont toujours le même look, peau grise, début de calvitie pour les hommes et pâte à pétrir dans les bras pour les femmes, mais il y a toujours aussi peu de femmes ; les habitués sont toujours en habillés avec le même type d’accoutrement « chill-out » : bermudas aux grosses poches de parachutiste, verdâtres ou motif treillis, t-shirts noirs de hard-rockers ou marcel blanc, dans lesquels sont fourrés des ventres à bière ou parfois, au contraire, des abdos très entraînés, professionnels presque. Si je ne reconnais personne. Oh, je connaissais Samy, son gentil serveur, dévoué et sans doute très romantique, si on le cherche.

Pendant quelques secondes, j’oublie la raison de ma venue et j’ai juste envie de ressortir. Finalement, je glisse mon regard du côté Samy. Lui aussi, il me fixe, il s’est relevé de sa machine à laver. Il plisse les yeux et fronce les sourcils. C’est un peu gênant. Du tout, où je venais avec Paul, nous entrions dans le bar côte à côte et ça ne passait pas comme ça ; mais peut-être que c’est moi qui ai changé. C’est moi qui n’y prenais pas garde. Mais quand même, il me semble qu’à l’époque, on y entrait plus incognito qu’aujourd’hui. 

Pour tout dire, ce soir, il n’y a qu’une seule personne du King’s Pub qui ne me dévisage pas. Et c’est un type qui a le dos tourné. Il est accoudé au petit morceau de bar qui fait face à l’entrée. Je le reconnais immédiatement. Je reconnais ses omoplates et puis la façon dont son cou est flanqué au beau milieu de ses deux épaules, comme une bougie de guingois dans une gâteau à la mousse. J’ai vu plein de fois ce dos au cours de ces deux dernières années. 

Car ce type, accoudé au bar, c’est Sergio.

 

 

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