Sergio (12)

La pièce est obscure et les rideaux sont à moitié-tiré. A travers leur découpure, quelques rayons passent. Ils éclairent une petite table nappée au motif pot de confiture. Elle est face à moi et entre de justesse dans mon champ de vision. Je cligne les paupières, une fois, puis deux, sans doute trois. Pour être tout à fait certaine qu’il s’agit bel et bien d’une table.

Je vois mal, mes yeux sont secs, un peu comme si on les avait grillés au toaster. Où me trouvé-je ?

Ce qui est sûr c’est que je suis allongée sur un matelas et que ma tête est surélevée, elle-même déposée sur un fin coussin. Au plafond, face à mon nez, un abat-jour est suspendu, mais son ampoule n’est pas allumée. Je renifle l’air, comme un animal à la recherche d’un aliment qui lui est vital. Une vague odeur de friture flotte. Je renifle encore, pour essayer de sentir précisément la nature de la friture, mais je m’aperçois que mes narines aussi, sont sèches. Je me douche le ventre, au niveau du nombril et je sens que je ne peux pas le toucher pour de vrai car il est entouré par mon maillot de bain.

Le souvenir de la plage de Gland me revient.

Suis-je au-dessus de la terrasse, dans l’une des chambres de l’auberge ?

Pour en avoir le coeur net, il faudrait se relever et jeter un regard à travers la fenêtre – j’imagine que si je suis bien à l’intérieur l’auberge, il doit y avoir une vue sur le lac et sur la terrasse. Il faut que je me rende du côté de la fenêtre. J’essaie de tourner mon épaule sur le côté, de me redresser sur mon coude, mais mon crâne est immédiatement rappelé à l’ordre. La douleur du choc advenu tout à l’heure est juste épouvantable. J’ai l’impression que je vais tomber à l’intérieur de ma tête et que ma voûte crânienne est fragile, prête à se briser. A cet instant, les dernières images de mon agresseur reviennent. La présence mauvaise de Sergio m’inonde les sensations : le gentil ami benêt, transformé en infâme cynique. L’ombre de la batte qui s’est abattue sur moi vient me ré-hanter. Je la revis une bonne demi-douzaine de fois.

« Si j’avais su que revenir à Vignerois pour retrouver Sergio-le-disparu se transformerait en mauvais polar, je me serais abstenue de revenir. Si j’avais su. Si j’avais su. Si j’avais su. »

Cette fois-ci, un effroi me parcourt et se répand dans ma colonne vertébrale. J’ai du mal à respirer, ma gorge est encombrée, comme si un musclé se chargeait de serrer une corde autour de mon cou.

Puis, le mal de tête reprend le dessus.

Pour atténuer la douleur, en un geste automatique, je monte ma main droite vers l’arrière du crâne. Mais ce mouvement est impossible : dans la volée, l’autre main l’accompagne. Il semblerait que Sergio s’est chargé de mettre des menottes à mes poignées. Tiens, mes chevilles, elles, sont ligotées.

Me voilà dans de beaux draps : allongée sur le lit d’une chambre obscure et les quatre membres attachés. Dans ces conditions, je ne peux même pas savoir si la chambre est verrouillée. Vraiment, Sergio-le-bênet a tenu à me révéler en pleine figure sa face de psychopathe.

En pensant au loup, j’entends des pas dans le vestibule. Mon intuition sent bien la venue du méchant. Bientôt, la poignée de la porte tourne. Sergio apparaît. Il entre, s’installe juste à côté de la porte, croise les bras sur sa poitrine et prend une grande inspiration, avant de m’adresser un sourire de joker, forcé et qui laisse entrevoir plein de dents. Son expression faciale est carnassière et surréaliste, du niveau de celle d’un producteur de cinéma, à Hollywood ou dans le genre. Puis il enlève ses lunettes lentement. Si lentement qu’on se croirait dans une pub aux images décélérées. Soudain pourtant, il change de rythme. On dirait qu’il est déterminé à être théâtral, à créer un effet de surprise. D’une certaine façon, il me rappelle Paul, avec ses excès de folie, destinés à nourrir son adrénaline et à soigner son image sur scène. Sergio bondit dans ma direction. Trois grandes enjambées suffisent à parvenir au bord du lit. En un éclair, son buste se cambre vers moi et son visage vient se fixer juste au-dessus du mien. Il me souffle abondamment dessus, son souffle athlétique est assourdissant et je sens l’air me pénétrer jusque dans les tympans. C’est dire, hein ?

– Sergio. Qu’est-ce que tu me veux ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Ecoute, Elise, me dit-il avec une fausse tranquillité. Sois coopérative, reste tranquille et tout se passera pour le mieux. OK ? Tu n’as pas été raisonnable alors … s’il te plaît, maintenant, obéis.

– Pas raisonnable ? Qu’est-ce que tu racontes ? questionné-je, haletante.

Mes esprits virevoltent à toute vitesse pour essayer de trouver en quoi, diable, Sergio estime que je n’ai pas été raisonnable. Un seul motif me vient à l’esprit. Il est vague et je ne suis pas tout à fait certaine que c’est bien lui, mais je tente quand même le coup.

– Je te jure ! Je n’ai jamais téléphoné à Paul ! L’enregistrement que tu m’as fait écouter est un faux !

Sergio ne sourcille pas et ne m’écoute pas. Aussi sourd qu’un animal, il déboutonne subitement sa chemise, la retire et la projette en direction du matelas, à côté de mes tibias. L’habit tombe lourdement sur le lit ; c’est à cause du poids du téléphone. Je me rappelle qu’il l’a rangé, tout à l’heure sur la terrasse, dans sa poche intérieure.

Sergio m’offre maintenant la vue de son buste nu, qu’il exhibe comme s’il n’en avait pas confiance. Malgré la situation affolante, je ne peux m’empêcher d’observer qu’il est musclé et luisant. Ses muscles abodminaux me rappellent une statue grecque en marbre. Ses pectoraux, eux, ponctuent sa respiration, ronronnent comme une père de chats roulés en boule, l’un à côté de l’autre. Sergio s’agenouille au-dessus de moi et ré-approche son visage de mon nez. On dirait une danse bien rodée : la série de gestes mille fois répétés d’un Casanova. Le genre d’être ultra-sexuel qui compte plus d’amantes que de cheveux et qui fait l’amour comme il respire : chaque fois que son corps le lui demande. Que me veut Sergio ? J’ai soudain très peur, tellement que j’en oublie mon mal de tête, le temps d’une ou deux minutes. Soudain pourtant, mon agresseur s’immobilise et s’arrête au beau milieu de sa danse. Il est saisi par un éclat de rire. Trêve dans sa représentation artistique.

– Ahahaha. Je plaisante ! Je vais pas te violer Elise. J’ai jamais été un animal en rut ! Je n’ai jamais aimé et respecté que les filles qui me désirent.

Il s’interrompt et ré-enfile sa chemise. Toujours, à toute vitesse, ses doigts ressemblent aux pattes rapides et habiles d’une fourmi. Sergio palpe la poche à côté de son coeur et en sort un téléphone, puis … deux téléphones. Dans la paire, j’aperçois mon Samsung. Mince, quoi ! J’ai beau entortiller mes mains, tenter de défier mes chaînes rien n’y fait. Mince, quoi, Sergio a mon téléphone. Sans doute a-t-il ouvert le voiture (ce n’est pas comme s’il n’en avait pas la clé) et l’a-t-il pioché dans la petite boîte de la Peugeot après que j’ai perdu connaissance.

– A ce que j’ai cru comprendre, après avoir décortiqué tous les messages enregistrés sur ton Samsung et après avoir lu les mails que tu as écrits à mon sujet au cher et vénérable « Deng », eh bien, tu me prends vraiment pour un tocard qui acquiesce à tout ce que son cher ami « Paul » lui raconte. Un tocard qui est obsédé par toutes les nanas, mais qui n’est désiré d’aucune d’entre elles. Tu me décris comme l’impuissant numéro 1 sur terre. Pour tout dire, j’ai passé un fichu moment à lire ça. Si t’étais pas tombé dans les pommes, je t’aurais giflée.

La pensée que Sergio a accès à toute ma vie intérieure, qu’il vient de lire toute ma correspondance m’est insupportable. Mes réflexes n’y tiennent plus et je réagis. Je lui envoie un énorme postillon en pleine figure. Il recule et utilise un pan de ma serviette, récupéré sur un ance,

– Enfin, j’ai d’autres soucis à gérer à présent dans ma vie ! Je veux pas être infectée par les petites pensées d’une livreuse de bubble tea, claironne-t-il la tête relevée comme un héron.

Cette fois-ci, il est trop éloigné et ma gorge est trop sèche pour que je lui crache dessus.

– Maintenant et c’est pas comme à l’époque où tu m’as connue : j’ai un minimum de goût … Les filles banales n’entrent plus dans mon domaine d’expertise. Et tu es une fille banale, ma petite livreuse.

– Qu’est-ce que tu attends de moi, alors ? Qu’est-ce que tu me veux ?

– Je veux être en harmonie avec la nature. Bon, je file, justement, je dois aller travailler –  je serai de retour tôt, au milieu de l’après-midi et je t’expliquerai ce qu’on attend de toi, okay ??? Ne t’avise pas de sortir, ce serait une perte d’énergie … Pour tout le monde. Ces menottes sont inviolables, même pour tes minuscules poignets de livreuse de bubble tea.

– Débile! laché-je. Et je peux savoir qui sont tes partenaires ? C’est Paul qui est ton partenaire ?

– Voyons, on a en déjà discuté : Paul a disparu en Equateur, comment voudrais-tu qu’il se trouve à … Gland ? Tu es une tête de linotte, ma chère ! me siffle Sergio en hochant la tête de gauche à droite, en signe de désaccord.

Puis il tourne les talons. J’ai envie de lui demander si on se trouve dans l’auberge, mais formuler cette question prendrait trop de temps – il a déjà un pied hors de la pièce – alors je me contente d’un « Où vas-tu ?  »

– Je vais travailler, je te l’ai déjà dit, répond-t-il, expéditif comme une brise.

– Tu vas encore travailler chez Mme de B. ?

Sergio revient un peu en arrière. Il me fixe, ses lèvres remuent vite fait, mais aucun son ne veut bien sortir. Et je comprends que ça veut dire que oui, effectivement, il va travailler chez Mme de B.

– Tu n’as pas peur de ses chiens ?

– Elise, elise, elise : petite persifleuse. Je m’en vais. Je m’en vais.

A présent, Sergio a disparu de la chambre et la porte est presque refermée. Brusquement je me souviens d’un détail important, qui peut compromettre mon ami.

– Sergio : attends. Mes parents … Je les ai prévenus que je venais à la plage, si je ne rentre pas, ils vont forcément se douter de quelque chose, ils vont venir ici. Ils vont voir ma Peugeot et réclamer à visiter toute l’auberge.

Sergio reglisse sa tête à l’intérieur de la pièce – comme une girafe qui passe son coup de l’autre côté d’une barrière de zo..

– Que crois-tu, ma chère ? On n’est pas stupide … on ne voudrait pas qu’ils se fassent du souci. Comme tu l’as vu, j’ai pris ton téléphone et on s’est chargé de leur écrire un message sympathique pour leurs épargner quelques soucis. Ils n’en auront pas le moindre. Tes parents te croient de retour à Genève. Et si tu veux le savoir, ta maman a l’air très remontée contre toi, elle te reproche de ne pas l’avoir aidé à remplir sa déclaration impôts. Mais enfin … se faire du souci pour sa fille est le pire sentiment sur terre pour une maman, alors à choisir, être énervée contre sa fille, ce n’est pas si mal. Et pour ta voiture de pub, destinées aux adorateurs de bubble tea, on l’a rangé dans la cave du patron. Il a juste fallu déplacer quelques vieux cartons et on a trouvé pas mal de place.

Qui sont ces « on » que Sergio vient d’enfiler dans la conversation ? J’ai soudain le sentiment que derrière ces « on », il y a quelqu’un que je connais. Mais qui ? Aucune idée. Je n’ai jamais connu les autres amis de Sergio. Je pensais que Paul était son seul complice.

– Pourquoi m’as-tu assommée? continué-je.

– Pour que tu consentes à venir dans cette chambre pardi, répond Sergio. On ne l’aurait pas fait, hein, si t’avais pas songé à partir et que t’avais sagement consenti à monter ici, hein ?

Ca y est, j’ai ma réponse. On est dans l’auberge.

– Donc : pourquoi m’enfermer dans cette chambre ?

– Tu en poses des questions ! Mais je passe sur ce coup-ci ! Ah, oui. On a aussi répondu à ton ami « Deng », le dengo. Il n’arrête pas de t’écrire sur messenger. On a dû annuler votre « rendez-vous sous le cerisier pour parler de l’enquête Sergio« . On lui a écrit que tu restais finalement plus longtemps à Gland chez tes parents.

L’enlèvement est plutôt rondement mené, c’est comme si Sergio et son complice attendait ce moment depuis un long moment et qu’ils en avaient orchestré les moindres détails.

– T’es une enflure, vraiment.

– Je suis un peu flatté, je dois l’admettre, d’être l’objet d’une enquête à mon « nom », déclare Sergio.

– Pas de quoi …

– Par contre, on a déchiffré ta correspondance avec Deng en détail. C’est drôle, tout ce qu’on apprend sur les jeunes filles, sur leurs petits leitmotivs en lisant la correspondance qu’elles entretiennent avec de vieux fous. Mais faut qu’on te dise : On a été fichtrement déçus : on n’est pas parvenus à élucider la vraie nature de votre relation, à Deng et à toi. Un tel volume d’emails, pour tout dire, porte à confusion. Pourtant, on dirait bien que votre relation est platonique, tu me confirmes que c’est bien le cas ?

Je n’ai rien envie de lui confirmer du tout. Il n’était pas supposé me lire et connaître mes « petits leitmotivs » personnels. Ce type est un vrai psychopathe, il est en entré par effraction dans mes courriers et rien que pour ça, j’ai envie de l’écrabouiller comme un cafard, lui et son complice.

– Pourquoi tu dis « on » Sergio. Avec qui as-tu lu mes emails ?

– Cherche un peu et tu trouveras ! Bon, je file pour de vrai ! Je te souhaite une bonne journée, dans l’intimité la plus stricte de cette chambre … Et n’oublie pas : rien ne sert de crier. Si j’ai un conseil pour faire passer les minutes si elles sont trop longues, repense au passé, et tu comprendras.

Les pas de Sergio s’éloignent dans le couloir, disparaissent et sont rapidement succédés par la rumeur d’un pot d’échappement qui s’élève. A son tour, le bruit s’éloigne. Pendant un bref instant, je me demande bien pourquoi Sergio ne porte pas son uniforme d’agent de sécurité s’il va travailler mais je ne m’attarde guère sur ce détail – et puis d’ailleurs, je me souviens, la veille, il m’a avoué être devenu un « col blanc ».

Bien vite, le silence envahit la chambre. A présent, au creux de mon oreille, je n’entends guère que l’intérieur de ma tête. Tout ce que Sergio m’a raconté depuis la veille remonte à mes esprits et mon cerveau devient le champ de bataille de toutes les révélations qui me sont tombées dessus. J’ai toujours extrêmement mal à l’arrière de la tête et je me mets à espérer qu’il n’y a rien de grave, parce que ma douleur m’est tout à fait inconnue. La couleur de mes pensées, elle, est celle des cauchemars. J’ai envie de crier au secours, mais j’ai peu de force. Quelques secondes s’écoulent et je repense cette fois-ci à l’enregistrement où Paul parle de son départ en Equateur. La voix du pianiste résonne au creux de mon oreille, je la sens qui vibre jusque dans mes mâchoires. Ce doit être parce que, à l’époque où nous sortions ensemble, il me murmurait des révélations si intimes que j’avais l’impression que nos coeurs fondaient ensemble. Sa voix occupe bientôt tout mon espace mental et je m’y concentre. A cause de l’importance des révélations, je n’ai pas eu de mal à stocker l’intégralité de l’enregistrement dans la mémoire de mon oreille interne. D’ailleurs, là, à plat dans cette chambre obscure, je l’entends et le ré-entends. Ses paroles circulent dans mes esprits, comme une formule 1 sur un circuit. Presque pas de doute là-dessus, il s’agit bien de sa voix et j’ai reconnu quelques expressions à lui, sa phraséologie baroque et parfois dure à comprendre pour un non averti. Je ne crois pas qu’il est parti en Equateur. Mais, pourquoi aurait-il inventé toute cette histoire ? Pourquoi a-t-il cherché à me faire porter la responsabilité de la rupture ? Ces pensées lugubres et énigmatiques n’arrangent en rien ma douleur de crâne et plein de pensées, de suppositions qui ne me gênent nulle part me salissent et m’embrouillent les pensées. Heureusement, un léger bruit au loin me ré-expédie là où je me trouve : dans cette chambre semi-miteuse, semi-obsure de l’auberge de la Plage, à Gland. Le bruit en question, c’est un chant d’oiseau, un pépiement. Je n’ai jamais appris à reconnaître le chant des oiseaux et peut-être que, dans certaines situations, c’est important. J’y prête toute mon attention et puis, soudain, le gazouillis est succédé par un minuscule aboiement de chien. Minuscule parce qu’il est lointain : sans doute qu’il en est autrement, lorsqu’on se trouve en face de la gueule de l’animal. S’agit-il d’un des pitbulls qui a défiguré Sergio. C’est vraisemblable et je ne peux pas m’imaginer là qu’il s’agit d’une simple conférence.

Quand est-ce que Sergio reviendra ? Il a dit « au milieu de l’après-midi ». Autour, il n’y a pas le moindre horloge. Dans combien de temps ça fait, ça, le milieu de l’après-midi ? Sans doute, assez de temps pour laisser mon mal de crâne s’empirer et puis … plus pragmatique encore, pour avoir envie de faire pipi. Et puis, je porte toujours mon maillot de bain et c’est assez désagréable, il me serre les hanches et ses élastiques encore humides irrite ma peau. Tout ce que je peux faire, c’est de penser, laisser ma tête endolori et penser. Trouver une explication à toute cette mascarade. En particulier, comprendre l’enregistrement de Paul.

« Repense au passé et tu comprendras. »

Pourquoi Sergio a-t-il tant insisté sur ce conseil ? Pour que je culpabilise sur un fait divers advenu il y a deux ans ou plus ? C’est raté, en tout cas, si c’est le but : je ne me souviens d’aucun événement sur lequel culpabiliser.

« Repense au passé et tu comprendras. »

Le passé, j’y pense peu. Je déteste le passé. Le passé, c’est de la théorie, il ne contient que des informations et parfois, elles sont contradictoires, alors on déforme le présent pour  un minimum de cohérence. Au contraire, si on ne pense qu’au présent, on est positif. Le présent est toujours neuf. J’aime le présent, il me permet de vivre. Mais aujourd’hui, le présent est plutôt difficile à accepter.

Je tourne mon regard dans la pièce et dans la mesure du possible – dans la mesure où ma douleur crânienne me l’autorise. Mais c’est dur, ma tête est comme un globe terrestre mal huilé, rouillé. Je ne vois rien de nouveau au prime abord. Je ne vois rien. Hormis cette fenêtre, dont les rideaux à fleurs sont toujours tirés. A travers leur fente, une branche d’arbre se laisse entrevoir. Elle frétille un peu, sous l’effet du vent et de la pluie qui, discrètement, commence à se faire entendre. Je tourne encore un petit peu la tête et aperçois, cette fois-ci, la table de nuit. Malgré l’obscurité, j’y distingue un objet. Il faut dire qu’il est en métal doré, alors il reflète le peu de lumière de la pièce. C’est une paire de jumelles, un petit modèle qui, plié est de la taille d’une carte bancaire. Je respire quelques instants, en songeant, qu’une paire de jumelle ne me sera pas utile pour y voir plus clair dans le passé. Et sans doute encore moins utile pour me défaire de mes lianes imposées. Je tends tout de même mes deux mains menottées, fais un pénible effort, pour me saisir des jumelles. Ca marche. Mais leur métal froid ne me donne aucun courage et je me mets à les insulter.

– Fichues jumelles, leur dis-je, si seulement vous pouviez m’aider à enlever mes menottes, je pourrais peut-être me soulager mon mal de crâne.

Mais tout d’un coup, une pensée fulgurante me traverse la tête. Je crois que c’est le mot « jumelle » qui déclenche le déclic.

Je lâche l’instrument sur la couverture. Cette révélation, c’est juste Eureka ; comme une luciole qui s’allume au milieu de la nuit. Et tout d’un coup, le mauvais polar de ma vie se transforme en un livre policier qui est sur le point de se terminer. Le gros élément de réponse sur l’énigme de l’enregistrement me vient de cette soirée là, il y a deux ans, en mars. Le concert d’ouverture du concours international d’interprétation. Donné par Paul Gonzales.

Et je me souviens pourquoi son billet se trouve toujours sur le bureau de ma chambre. Et, songeant à Deng, je me mets à écrire le récit de cette soirée-là dans ma tête. J’invente deux trois éléments sans doute, parce que la mémoire me fait défaut, mais voilà ce que j’écris à Deng.


Soirée du 19 mars 2017, concert d’ouverture du concours international d’interprétation et suite de soirée.

D’une seconde à l’autre, Paul allait entrer sur scène. C’est à cet instant qu’Alexandre était arrivé, suffocant, dans l’auditorium. Il revenait de Paris. Son TGV avait eu trois-quart d’heures de retard et il m’apprit – au cours de l’entracte – qu’il avait dû monter in-extremis dans un taxi (pas un über) pour arriver avant la fermeture des portes. Il était finalement arrivé, à la rescousse, avec l’énervement de la capitale française.

Quelques secondes avant son arrivée en scène, Alexandre avait su reconnaître les épaules de Sergio (mon voisin de siège) et s’installa en toute hâte à mes côtés. Nous ne nous étions jamais rencontrés personnellement, mais je le reconnus tout de suite – son long et unique sourcil, touffu au sommet du nez était un attribut tympiquement Gonzales. Et sa façon légère de le hausser était tout à fait semblable à celle de son jeune frère : en le mouvant, ils indiquaient connaître une émotion, mais on ne devinait pas laquelle. Ma première réaction fut celle de me sentir bien entourée. Entourée par quelqu’un dont je pouvais lire les intentions et deviner les réactions.

Au niveau de l’habillement, il était en tout point comme je m’y attendais, comme Alexandre me l’avait décrit : il portait une large redingote violette, une cravate au bout carré et des chaussures en cuir brun très bien cirées, si bien cirées par ailleurs qu’elle en était la limite de la décence – plus et elles auraient atteint la teinte criarde du plastique. Je songeai que cet accoutrement était exagérément habillé, même pour un événement exceptionnel comme celui-ci, mais en vérité, il était comme je m’y attendais. 

Paul m’avait toujours parlé de son grand frère comme étant un type trop habillé. Selon ses dires, du temps de ses études de philosophie, lorsqu’il était étudiant à l’ENS, il entrait toujours dans la cour des Augustins vêtu de ses costume en tweed très chic aux motifs baroques. De ce fait, lorsque Paul mentionnait son grand frère, j’imaginais instantanément un gentleman à l’anglaise, toujours affairé à partager des pensées très profondes avec un camarade ou deux. En outre, au cours de ces conversations très profondes, je l’imaginais toujours debout, autour de la fameuse fontaine aux petits poissons rouges de la cour des Ernest. Ces images très précises me venaient directement d’un documentaire que Paul et moi avions regardé, sur la biographie de Jean-Paul Sartre. Mon imagination avait substitué Alexandre, le grand frère bien habillé, à Jean-Paul Sartre 

Paradoxalement, ce n’était pas Paul l’artiste, celui qui devait monter sur scène, et qui aurait dû jouer avec son apparence, qui appréciait la mode et les vêtements. C’était le grand frère le philosophe, celui qui s’était –  en vain – destiné à l’ENA, et à la politique, qui soignait son look, jusque – selon Paul – dans les boutons de manchette. 

D’une certaine façon, l’image que j’avais d’Alexandre était si précise que je n’avais pas vraiment le besoin de faire sa connaissance. Pourtant, ce soir-là, ça allait arriver. 

A l’issue du concert, plutôt que d’attendre Paul à la sortie des loges, Alexandre nous entraîna par l’épaule (moi et Sergio) hors du bâtiment de l’Auditorium. Alexandre avait très faim. Il s’était plaint, au cours de l’entracte que le mini-bar du TGV avait fermé trop tôt, qu’il n’avait pas même eu l’occasion d’y commander un jambon-beurre. Tous trois, nous traversâmes alors deux passages piétons et sans consulter notre avis, le grand frère pénétra entre les portes coulissantes d’un Burger King. Sergio et moi le suivîmes sans contester et nous nous postâmes dans la petite file d’attente de la fin de la soirée. C’est alors qu’Alexandre argumenta son choix : « Ce magnifique concert a une fois de plus montré la dextérité, la sensibilité et la concentration de mon génial frère : il a été long et incroyablement beau. Cosmiquement beau ! Seul bémol, maintenant il est trop tard pour trouver un restaurant ouvert. Burger King ira très bien pour que nous fassions plus ample connaissance, n’est-ce pas ? »

Sergio n’allait pas le contredire et moi, je ne pensais pas grand chose. 

Il se trouve que ce choix de restaurant m’étonna un peu et ce, pour la raison suivante. Lorsque Paul me parlait d’Alexandre, il me le désignait par « mon grand-frère, le philosophe » et, peut-être parce que je n’avais jamais rencontré de philosophe auparavant, je m’imaginais que ce grand-frère philosophe était particulièrement « vieille école » et réfractaire aux fast-food et autres lieux de réjouissance facile et rapide. Mais après tout, je n’avais jamais rencontré de philosophe en vrai par le passé et puis, Paul aimait aussi Burger King. J’imagine que les goûts alimentaires sont une affaire de famille.

Ce qui est certain, c’est qu’il m’apparaissait un peu hors de propos, de poursuivre dans un fast food une soirée aussi mélodieuse que celle-ci (nous sortions de deux heures en compagnie de Shubert et de Chopin), à plus forte raison parce que je la passais avec un philosophe. En tout cas, on pouvait qualifier cette soirée de mélange de genres.

Je fus la première à commander, et j’ordonnai des frites et un coca. La serveuse n’avait pas lésigné sur les glaçons : ils tintaient comme des clochettes de noël et je les tournoyais un peu nerveusement, pendant que les deux garçons commandèrent à leur tour, ventre dans le comptoir, auprès la serveuse à casquette. Alexandre et Sergio se copièrent leur repas : ils choisirent tous deux un set-menu large avec un cheese-burger agrémenté d’une tranche de bacon. Alexandre avait vraiment très faim. Nous prîmes place à l’étage du fast-foot, autour d’une table à la forme ondulée qui ne ressemblait à rien du tout, sinon à l’esquisse vague d’un nuage vite crayonné. Sergio s’assit en bout de table, se concentra exclusivement sur son plat et sur son téléphone portable. Je mangeai quelques frites, en écoutant Alexandre parler de ses problèmes de TGV et du prix exhorbitant des taxis en Suisse. Je constatai alors que son visage était presque jumeau à celui de son jeune frère, hormis un grain de beauté à moitié caché par sa narine droite. Sa carrure, en revanche, était sensiblement plus large, plus carrée. Autre détail – et différence – singulier, Alexandre portait une fine moustache, discrète et pas vraiment velue, mais c’était une moustache. Il faut croire que je la regardai avec trop d’insistance puisqu’Alexandre coupa court ses complaintes, pour m’en parler.

– C’est-à-dire, je n’ai pas eu le temps de me raser, récemment, j’ai eu beaucoup de travail, avec le ministre. J’ai constaté que cette ligne de poils, en-dessus de mes lèvres me rendait plus sérieux, plus masculin. Qu’en penses-tu, Elise  toi qui, fais un peu partie de la famille ?

— Ta moustache te va très bien, dis-je honnêtement mais je ne la regardai plus trop. J’étais trop occupée par ses larges épaules : je songeais que Paul après avoir passé des mois au fitness club ressemblerait à ça. 

– Oui, elle te va très bien, acquiesça Sergio, toujours heureux renforçant un propos qui lui semblait agréable et juste.

– C’est génial, mon Sergio, de nous retrouver ici. Que deviens-tu ? Tu travailles toujours dans la sécurité ?

La façon qu’eut Alexandre d’accentuer le mot « sécurité » dans sa question fut louable. Si j’avais été Sergio, j’aurais relevé mon regard du cheese-burger pour parler un peu de mes fonctions dans la « sécurité » et partager quelques anecdotes intéressantes. C’était, il me semble, ce qu’Alexandre l’incitait à faire. Mais, à la place, Sergio acquieça trois fois, sans s’arrêter de mâcher sa première bouchée de sandwich. Alexandre renonça alors à poursuivre cette discussion avortée sur la sécurité et se tourna vers moi. 

– Mais parlons-un peu de toi : Elise, je suis heureux d’enfin de te rencontrer. Paul m’a décrit de ton métier et j’ai été très intrigué, vraiment. Tu travailles dans un commerce de bubble tea ? Tu sais, c’est marrant, je suis allé à Taiwan.

Cette fois-ci, c’était à moi de répondre et je fus curieusement comblée de me trouver face à lui. Nous étions bien éclairés par les interminables néons du Burger King. A nouveau, la façon dont il avait prononcé « commerce de bubble tea » me mit aussitôt à l’aise. Il ne m’avait jamais semblé que ce simple métier pouvait revêtir d’une importance capitale dans la société pourtant, face à Alexandre, il me semblait que mon métier était particulièrement intéressant. J’étais honorée pour pouvoir partager avec ce philosophe, mon expérience de livreuse de bubble tea. La plupart des gens sont curieux de mon métier pour la simple bonne raison qu’il existe encore des personnes qui ignorent la boisson. Mais ce n’était pas le cas d’Alexandre. Ce dernier me posa de multiples questions, il voulait savoir où habitaient mes clients et combien coûtaient le gobelet de bubble, combien gagnait mon patron, etc … etc …

Sa façon de poser les questions était si enthousiasmante que j’en vins à penser que mon métier l’était aussi. A l’issue de la conversation, j’avais l’impression d’en savoir davantange sur moi-même, sur mon « commerce » et j’étais fière de travailler pour mon patron. Mes esprits étaient devenus clairs. Je mangeai quelques frites pour fêter le tout, avalai un gorgée de coca, en songeant qu’Alexandre était bel et bien un philosophe. 

Sergio, à côté de nous, n’était pas intervenu dans la discussion.

– En parlant de bubble tea, je l’ai dit, mais j’ai visité Taiwan et je suis charmé par ses habitants gentils et attachants. Depuis cinq ans, j‘ai parcouru le monde et ai foulé la terre d’une trentaine de pays, poursuivit-il, je suis intéressé par les humains du monde. Le tout, pendant que mon frère restait sagement dans son appartement à Berlin, à pianoter. 

– C’était au cours de tes études ? Et comment cela se fait-il que vous soyez si différent ? Paul ne supporte pas de sortir de chez lui. 

– Fréquenter l’école normale supérieure, m’a permis de me frotter au gratin intellectuel de la France ! Bien que je ne partage pas l’idée de certains de mes confrères normaliens, j’admets que nous possédons tous, à notre façon, des capacités. Il se trouve par contre que nous possédons tous un sens du brillant, de l’ambition et nous nous encourageons entre nous, à toujours chercher à savoir, comprendre, découvrir et rechercher davantage. C’est pour cette raison, qu’après mes études et mon début de doctorat en philosophie à  la Sorbonne, j’ai entrepris un grand voyage autour de la planète, dans un esprit de conquêtes et de découvertes. Après ce voyage, poursuivre mon doctorat de philosophie ne m’est plus apparu primordial. Alors, afin de me préparer au mieux au concours de l’ENA, j’ai commencé à travailler pour le ministre de l’agriculture en tant que « conseiller discours et études ». L’activité est en soi, riche et immensément intéressante, j’apprends et découvre énormément. Un gros bémol, travailler à Paris m’éloigne de mes origines véritables, de la nature. J’aime mon village. Vignerois est vraiment l’endroit rêvé sur terre et lorsque je m’y trouve, je me rappelle que j’ai grandi dans un coin merveilleux du paradis.

A cet instant, Sergio se manifesta.

– On vit dans une bien jolie région, ânonna-t-il. 

Il avait fini ses frites et semblait vraiment ravi de vivre dans une « bien jolie région ».

– Tu dis vrai, Sergio.

– La grande différence entre moi et Paul, nous confia alors Alexandre, c’est que je suis un sportif, au sens matériel – musculaire – du terme. J‘ai toujours aimé les entraînements physiques et le plein air. Par exemple, entre mes 15 et 18 ans, j’ai quotidiennement couru dans la campagne de Vignerois. C’est par ailleurs en observant les tiges robustes et droites des épis de maïs, en bordure de mon chemin, que j’ai été soudain fasciné par l’émergence de cette force – nommée vie. Pourquoi ces plantes de maïs poussaient-elles si droites, si fières, alors qu’elles auraient pu ne jamais exister, au simplement être bien plus menue, écrasée par la gravité terre. L’observation de ces plantes m’ont appris la règle de la vie : il faut vivre et combattre la fatalité, la gravité, par dessus tout. Etre conquérant en un mot ! C’est en courant à côté de champs de maïs que j’ai forgé mes ambitions, que je me suis pris en main, moi et ma colonne vertébrale. J’ai décidé de faire de la philosophie, pour avoir l’esprit clair et pour organiser mes idées afin de savoir comment, au fond, être un conquérant et gouverner un pays. Paul, mon jeune frère, a toujours été, à sa façon beaucoup plus suisse, beaucoup plus concerné par ses émotions intérieures.

Je frémis sans vraiment savoir quoi penser. Le discours d’Alexandre me semblait un peu artificiel. Il y avait une certaine naïveté dans ses propos, mais ils avaient au moins le mérite d’être originaux : personne dans mon entreprise de bubble tea n’aurait osé tenir un tel discours, même pour rire. Je sirotais mon coca, sagement assise et plutôt que de fixer mon regard dans celui du philosophe, je continuai à inspecter ses épaules robustes. 

– Je comprends mieux pourquoi tu es si différent de Paul. Tu as couru à côté de champs de maïs. 

– Ahah, voilà, précisément. Et toi, où habites-tu Elise ?

– J’habite à Gland, déclarai-je .

– Gland ? C’est magnifique aussi ! La nature, la campagne. Un cadre de vie sain. La force, la vigueur de la flore ! Voilà ce qui apporte morale et constance. La plupart des personnes pensent que la chose la plus importante sur terre c’est elles-mêmes. Mais que nenni : la chose la plus importante sur terre, c’est la nature, le bio, les grands espaces ! Elise, j’ai une question pour toi : as-tu déjà vécu dans une grande ville ?

Je lui dis que non et glissai un regard sur Sergio. Comme moi, il n’avait jamais quitté sa ville natale.

Alexandre caressa alors sa moustache, avala une frite restée sur un coin de son plateau.

– Aimes-tu Gland ?

J’y réfléchis quelques instants.

– Bof, non. Je trouve que la ville est trop allongée, un peu comme un concombre, dis-je finalement.

– Un concombre ?! Voilà une façon étrange de nommer sa ville ! Mais je la retiendrai. Un concombre ! En vérité, Elise, je te le dis : je suis très intriguée par votre petite ville. Elle possède une histoire très neuve, en même temps, son pan Sud, connaît de magnifiques propriétés ancestrales très bien conservées. La famille Bonaparte y a réside encore actuellement, si je ne m’abuse ?

Je me demandai si les manières d’Alexandre, excessivement châtiées, sa phraséologie un peu désuète provenaient de son éducation, auprès de M. et Mme Gonzales. Ou si c’était son éducation à Normal Sup’ et son passage à Henry IV qui avaient complété son pédantisme. Il me semble que Paul me parlait moins bizarrement. 

Oui, je crois bien. Non, mais il faut venir à Gland, c’est intéressant et les gens y sont plus simples que dans les grandes villes. 

– Tu dis vrai ! Je vais revenir en Suisse. Bon, actuellement j’ai encore mes responsabilités auprès du ministre et je ne peux le quitter. Je peux dire que c’est un poste aux responsabilités en soi passionnantes. Mais malheureusement, il me donne accès à un trop grand nombre d’informations et je suis devenu désabusé : déjeuner tous les jours avec des députés qui utilisent l’argent du fisc pour payer des repas gastronomique à leurs amantes me répugne. Non, mais tu te rends compte ? Comment peut-on confier le pays aux mains de politiciens qui n’ont d’autres visions que le bonheur – à courte terme ? – Ils me donnent envie de revenir en Suisse, ici les politiciens ont plus d’éthique. Sans est-ce la promiscuité de chaque instant avec la nature. 

– Après des années à Paris, je peux affirmer une chose : la vraie réalité réside dans le grand air. La nature, le bio, les bons produits … Il n’y a que ça de vrai. De nos jours, certains jeunes sont encore attirés par l’excitation des grandes villes et ils ont bien raison : endosser les grandes responsabilité ne peut se faire que par le biais d’un carnet d’adresse qui ne s’acquiert qu’aux prix de grands efforts intellectuels qui s’acquiert qu’au travers de meilleures études …. 

Alexandre s’interrompit. J’en profitai pour contempler ses boutons de manchettes. 

– Mais en réalité, le message de la réalité du 21ème siècle se propage du côté de la jeunesse civilisée et cultivée. La culture et les efforts intellectuels ne peuvent demeurer une fin en soi si la réalité du monde physique – l’écologie – est si pitoyable. Il faut être réaliste – la nature EST le plus important, car nous sommes la NATURE.

Il s’interrompit à nouveau, mais pas pour longtemps. 

– Pour tout dire, après la passation du pouvoir, lorsque le successeur de notre actuel président prendra le relai, je devrai quitter mon poste de conseiller. J’aurai enfin le temps de terminer ma thèse – parallèlement, j’aimerais m’éloigner de Paris, revenir en Suisse, dans la province qui m’a vu grandir. Et pour quelle raison ?

Sergio nous balaya du regard, moi et Sergio. Son long laïus résonnait dans tout le Burger King et un type en training blanc, mangeait ses frites en l’écoutant.

– Je ne devine pas, dis-je écourtant l’attente mais en songeant que le motif « plein air apparaîtrait ».

– Pour la nature, bien entendu. ! Je pense revenir en Suisse et m’acheter une propriété dans la campagne, peut-être deux. Mon plus grand souhait, après l’écriture de ma thèse, serait de devenir enseignant de philosophie en Suisse. Une petite maison dans le pays, une garantie pour ainsi dire « sociale » pour moi-même. J’ambitionne également de fonder une start-up alliant philosophie et nouvelles technologies.

Je devais avoir une mauvaise image des philosophes. Mais curieusement, je fus passablement étonnée d’apprendre que son souhait suprême était celui de devenir simple « propriétaire ». Je pensais que c’était le rêve des personnes normales, celles que je croisais sur les trottoirs de Gland, celle qui me commandaient mes bubble tea, pas celle des jeunes Jean-Paul Sartre. Aussi quand Alexandre m’expliqua que son plus grand souhait était celui de s’acheter une maison, une déception, une résignation me parcourut. J’avais comme dans la présupposition qu’un philosophe aurait dû être quelqu’un d’omnubilé par les choses de l’esprit – et seulement par elles. Je ne pensais pas qu’un philosophe pût aspirer à posséder des biens matériels – des beaux habits, à la rigueur, je pouvais encore l’imaginer – mais des propriétés à la campagne me semblait une idée farfelue, de la part d’un philosophe. Mais, ce qui me dérangeait en vérité, ce n’était pas tant l’idée qu’Alexandre voulut devenir propriétaire, c’était plutôt la façon dont il me l’avait révélé – il ne semblait tout simplement pas franc. C’était comme si, il avait cherché à nous plaire ou à nous étonner, Sergio et moi. Nous, les villageois. 

—–

Le lendemain de ce repas au Burger King, Paul et moi nous étions promenés à Vignerois, au bord du lac. Je lui avais fait part de toutes mes considérations.

– Hier soir, ton frère m’a prétendu vouloir revenir à Vignerois, pour la nature. Curieusement, je ne l’ai pas cru. Il a l’air de trop aimer Paris et son poste de « conseiller auprès du ministre ». Il me semble qu’il m’a dit ça pour brouiller les pistes et ne pas révéler ses véritables ambitions futures. 

– Mon frère est un philosophe extrêmement brillant. Mais ne te fie pas toujours à ce qu’il raconte. Contrairement à moi, c’est un polisson. Il adore dire des choses fausses, raconter des blagues. Quand nous étions petits, il mentait comme il respirait, lorsque Sergio me téléphonait, il décrochait l’appareil et se faisait passer pour moi, tu as dû le noter nos voix se ressemblent énormément. Il inventait des tonnes d’histoires, au sujet de mes enseignants, qui soi-disant avaient été assassinés, au sujet de filles qui me demandaient en mariage, etc … etc … . A l’époque, ça rendait Sergio malade. Il était hyper imaginatif, hyper brillant à sa façon. Alors ces histoires de « retour à la nature, retour à Vignerois », je n’y crois pas une seule seconde. J’ai l’habitude de sa mythomanie maladive. En fait, c’est sa façon à lui de se rêver dictateur de la planète. De réaliser son infini besoin de puissance : ses mensonges à répétition, c’est son monde à lui, sa façon de se sentir tout à fait vivant, tout à fait humain, en pleine possession de son intelligence et de ses capacités. Les mensonges d’Alexandre sont comme les briques de son palais royal : sans eux, il se sentirait à l’étroit. Oh, j’y pense, il m’a demandé ton numéro de téléphone hier et je le lui ai donné, mais je n’ai pas confiance en lui. Laisse-moi t’écrire son numéro de téléphone quelque part. Si un jour, il t’appelle, il se peut qu’il se fasse passer par moi. Comme ça, tu es prévenue. 

J’avais cherché un morceau de papier au fond de la poche de mon jeans et et j’avais tiré la première chose venue : le billet de concert de la veille. Je l’avais tendu à Paul et ce dernier avait inscrit les chiffres au verso, au cas où. 


Oui, pas tout de doute. Je comprends enfin la nature de cet enregistrement et pourquoi je suis tombée dans le panneau – et Sergio aussi. C’est Alexandre ! Alexandre qui s’enregistre et qui se fait passer pour Paul. C’est Alexandre qui a imaginé ce scénario invraisemblable, d’Equatorienne sur Tempelhof. C’est Alexandre-le-philosophe qui a à nouveau frappé.

Pourtant, Paul a vraiment disparu. Et ça, je ne sais toujours pas pourquoi. Et ce n’est pas dans l’intimité la plus stricte de cette chambre qui me l’apprendra.

Galvanisée par cette découverte, je place les jumelles sur mon nez. En fait, ce ne sont pas des jumelles.

 

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