Le lotus d’or (7)

A la fin de mon dernier cours de la journée, à 15h, je suis resté dans ma salle de cours, pour ramasser des petits bouts de papier laissés ça et là par les élèves et réorganiser la classe de façon à ce que les nettoyeurs puissent faire leur travail. Ceci fait, je me suis adossé contre le tableau noir et j’ai regardé mon téléphone. J’ai cliqué sur l’icône Facebook. Sur mon fil d’actualité, il y avait le dernier post publié par Christianne.

Avis de disparition.

Christianne avait pris les choses en main, depuis Oxford, ayant posté l’avis de disparition de notre soeur. Je me suis demandé pourquoi je n’y avais pas pensé moi-même, avant de me souvenir que je n’aimais pas les annonces publiques, quelque que soit leur nature. Tout de même, c’était une bonne idée, pour retrouver la trace de notre petite soeur. Sans doute plus efficace que mes petites tergiversations personnelles.

Une photo, gros plan du visage de ma petite soeur, surplombait un texte d’environ 4 lignes. Cette photo, ai-je songé, Agnès l’aurait sans doute détestée – comme d’ailleurs toutes les photos d’elle. Pendant les réunions de famille, quand Aristide venait et qu’il nous prenait tous en photo, Agnès poussait un soupire triste et cachait son visage entre ses mains, pour ne pas être reconnaissable Je ne sais pas si c’était qu’elle supportait mal son physique ou si, simplement c’était une pudeur, héritée de la bigotterie naissante de ma maman. Sans doute qu’on pourrait analyser plus la question, mais ce que je peux affirmer que personne n’aurait eu l’idée de la trouver disgracieuse, c’était même le contraire. Agnès avait un physique intéressant, un peu semblable à Arielle Dombasle, l’artiste française, elle était gracieuse et maigre, mais il est vrai que son visage possédait des imperfections, il n’était pas exactement régulier : son nez tirait un peu sur la droite, un trait de marque de notre famille, et sa peau pleine d’aspérités avait la consistance, laiteuse, d’une tartine de houmous. Elle disait souvent qu’elle aurait aimé passer inaperçu, parfaitement inaperçu, en toute circonstance, qu’elle aspirait à être transparente.

Avec cet avis de disparition rendu public sur Facebook, c’était plutôt raté …

J’ai lu rapidement le message concocté par Christianne. J’ai été un peu surpris. Nulle part dans l’annonce, il était indiqué qu’Agnès avait fugué d’un hôpital psychiatrique. Le texte ne faisait pas non plus mention de la dernière fois où elle avait été aperçue, seul le jour de sa disparition apparaissait. Peut-être que Christiane ne souhaitait pas qu’on sache que sa petite soeur séjournait dans un asile. Il demeurait en elle un sursaut d’orgueil pour notre famille ; c’était un peu hypocrite en vertu de la soi-disant extrême transparence de Christianne, qui se voulait un modèle d’honnêteté intellectuelle en matière de théorie du genre. Mais enfin, ce n’était pas plus mal pour Agnès.

J’ai scrollé sur Facebook, pour regarder les commentaires de l’annonce.

Des centaines de personnes avaient déjà partagé son avis de disparition, parmi lesquelles j’ai eu le plaisir de retrouver des noms de camarades de collège, à Sion, qui avaient été nos voisins et auxquels je n’avais pas songé depuis au moins une décennie. Lorsque j’ai vu le nom de Dionys Granget apparaître, je me suis souvenu immédiatement des SMS sulfureux qu’il envoyait à Agnès, pour tenter de la draguer et dont elle se fichait éperdument. J’avais subtilisé lu les messages en question, un jour qu’Agnès avait oublié de ranger son téléphone dans sa poche. A l’époque, tout le monde utilisait des Nokias 3310 et personne n’était inscrit sur Facebook. Pour moi, ce Dionys Granget appartenait à l’époque de mon collège, il avait la même couleur que les 3310 et il était encore – indubitablement – amoureux d’Agnès.

Après dix minutes passées sur Facebook, à inspecter l’annonce de la disparition et les commentaires associés, je me suis frotté les yeux. J’ai essayé de téléphoner encore une fois Agnès, et comme l’appel a directement basculé sur sa boîte vocale, je suis sorti de la salle de classe et peu après, du bâtiment. Comme il était trop tôt (15 heures) et que j’avais du temps à consacrer à l' »enquête Agnès », avant de me rendre chez Sandra, j’ai hésité à aller à Sion, voir ma maman, pour discuter de la situation. Puis, j’ai pris une autre décision : celle d’aller en vieille-ville de Genève, voir ce qu’il était arrivé de l’appartement d’Agnès.

D’abord, j’ai pensé m’y rendre en vélo depuis la gare, mais lorsque je suis arrivé à la gare, me dirigeant vers le garage à deux-roues, je me suis souvenu : son pneu avant avait été percée, la veille. A bien y réfléchir, un complot semblait se dessiner autour de moi, m’astreignant à me défaire de mon confort et de mon apaisement habituel.

Le Lotus d’Or incendié, la disparition d’Agnès et mon vélo au pneu crevé … on aurait dit que le sort s’adressait à moi, pour me faire bouger.

Finalement, j’ai couru jusqu’en vieille-ville, du bout de mes baskets Nike et j’ai eu l’impression, très nette, d’avoir encore 17 ans – mon t-shirt de taille M, pendaient encore sur mes épaules, comme un drap sur le squelette d’un fantôme. C’est-à-dire, depuis que je ne voyais plus ma famille, que je ne mangeais plus la cuisine grasse et traditionnelle de ma maman, qui alliait fromage, charcuterie, pomme de terre sous toutes ses formes, j’avais sévèrement maigri ; je pesais sans doute le même poids qu’à l’époque de mes 15 ans, à l’époque où je n’avais presque pas assez de muscle pour pousser mon club de golf. Pour être tout à fait honnête, j’aimais bien être fin, c’était plutôt bien vu, dans le milieu des enseignants et puis, toutes les activités physiques étaient rendues plus faciles. Pendant ma course à pied vers la vieille-ville, je me suis concentré à fond, pour essayer de me souvenir du code d’accès à l’immeuble d’Agnès. Il y a trois ans encore, avant notre dispute finale, j’étais plus ou moins proche de ma petite soeur et il pouvait m’arriver d’organiser une visite à l’improviste chez elle, pour boire un thé et pour discuter de choses et d’autres.

A mi-chemin, je l’ai trouvé, 6806, alors j’ai pensé à autre chose, laissant les images m’envahir l’esprit, sans le contraindre de rien. Automatiquement, ça a été la devanture brisée du restaurant chinois chinois, qui revenait dans mes esprits. Le lotus d’or, brisé. Et je n’ai pas pu m’empêcher qu’il y avait sans doute un lien, un grand lien, entre

Le code d’accès de l’immeuble n’avait pas changé depuis deux ans et je suis monté quatre à quatre, jusqu’au 4e étage. Aucune rénovation intérieure avait eu lieu, depuis la dernière fois ; les escaliers en colimaçon étaient toujours en un piteux état – je ne sais pas si les régisseurs trouvaient que cette insalubrité donnait un plus-valoir à cet immeuble historique, en ceci qu’il attestait bien de son âge séculaire. Au niveaux de certaines contre-marches, il y avait même des trous et il fallait faire attention à ne pas y plonger les pieds ; elles étaient si grosses qu’un enfant aurait pu y tomber. « Je m’en fiche, je ne veux pas d’enfants », disait alors Agnès.

Arrivé au niveau de l’appartement de ma soeur, j’ai toqué énergiquement contre la porte, avant de voir, à droite de mon épaule qu’il y avait un petit bouton, de la taille d’une pâquerette, en guise de sonnerie. Je ne me souvenais pas avoir aperçu cette sonnerie, mais j’étais maintenant sûr et certain que c’était là derrière cette porte que Agnès vivait, parce que j’ai reconnu une irrégularité dans le cadre de la porte. J’ai appuyé sur le bouton de la sonnerie et ai attendu, un bon petit moment. Une odeur, légèrement désagréable, flottait dans le couloir, bas et étroit, aux murs gris, aussi, j’ai profité de ce moment pour renifler et identifier le parfum lourd du cannabis. Il a envahi mes narines.

La porte s’est ouverte. Une créature étrange, au corps inhabituel et à l’expression pas vraiment humaine est apparue. Un être humain, qu’on s’entende, mais qui procurait le même effroi que celui qu’on éprouve, lorsqu’on est en pleine nature et que soudain on est confrontéavec un animal sauvage, dont on ne sait pas très bien s’il est inoffensif, ou pas.

L’impression vague de ne pas avoir sonné à la bonne porte m’est parcouru, alors j’ai tendu le coup vers la sonnerie, j’ai retouché de l’irrégularité dans le cadre de la porte, à côté de laquelle était scotché une languette blanche. Mon nom de famille y était encore écrit, à l’encre bleue ; la créature en question habitait donc bien dans l’appartement où ma soeur louait, avant l’hôpital psychiatrique.

La personne en face de moi m’a souri.

On ne pouvait pas dire si elle était grosse ou maigre car le t-shirt qui recouvrait, lâchement, son buste annonçait à la fois des épaules anguleuses et à la fois une cage thoracique cubique, sans pour autant annoncer le moindre muscle – ses avants-bras, fins comme ceux d’un enfant, s’extirpaient de ses manches, comme des aiguilles plantées dans une pelotte à épingles charnue. Ses manches s’arrêtaient au niveau des coudes. Quant à son visage, ce dernier était blanc et sans affirmation comme un cirrus (le nuage), ses traits maigres et flous, s’effaçaient derrière de grosses lunettes aussi vielles que vieillottes, façon John Lennon et sa monture souffrait de quelques défauts, que j’ai tout de suite remarqué ; l’homme – car je ne crois pas trop m’avancer en disant qu’il s’agissait d’un homme – était bossu au niveau de la nuque, son cou sortait de son abdomen, comme une tortue qui s’approche d’une feuille de salade un peu éloignée. Comme ça, je lui aurais donné mon âge, par là autour. Maintenant que la porte de l’appartement était ouverte, l’odeur du cannabis, qui avait passablement bien envahi mes narines, était maintenant renforcée.

– Vous venez pour la pizza ? m’a-t-il finalement demandé.
Sa voix lente et nasillarde, disonnante comme une corde de violon mal accordée a raisonné dans le couloir. Cependant, curieusement, en parlant, il avait l’air d’avoir pas mal d’assurance, mais c’était une assurance qui semblait un peu factice, comme empruntée, volée à autrui. Comme un vagabond qui aurait enfilé un manteau de fourrure.

– Non, je ne suis pas là pour la pizza. Je suis le frère d’Agnès, je m’appelle François.

– Ah. Mince. J’ai commandé une pizza aux poivrons et salami, il y a peut-être une heure. Vous aimez le salami ?

Il a remis poussé ses lunettes John Lennon le long de son nez, les faisant remonter jusque vers ses deux grand globes oculaires. Il était 16 heures, ai-je songé, heure étonnante, pour commander une pizza.

– Je préfère, à vrai dire, les poivrons.

– Les rouges ?

J’ai acquiescé.

– On peut peut-être partager cette pizza ensemble. Je préfère le salami aux poivrons. Je ne parviens jamais à finir mes pizzas, je prends une tranche et puis après, je retourne aux activités qui me tiennent à coeur. Le problème c’est qu’on ne peut pas commander une seule tranche de pizza chez King’s Pizza, même les pizzas pour enfants sont énormes.

Je ne lui ai pas demandé quelles étaient les activités qui lui tenaient à coeur, mais elles devaient être importantes, s’il les avait mentionnées, d’emblée.

Je l’ai suivi, le long du couloir mal aéré, mal éclairé, que j’empruntais, du temps où Agnès et moi, on était encore en bons termes, lorsque je venais lui rendre visite ; sur le mur, j’ai aperçu un calendrier, le calendrier de 2016, l’année où papa était mort. Un peu déboussolé, j’ai continué le chemin jusqu’à la pièce principale, en prenant appui avec la main droite contre le mur du couloir, il était froid, mais comme j’avais un peu perdu mon équilibre, je n’ai pas décollé mes doigts de là.

Le salon d’Agnès n’avait pas vraiment changé. Du moins, pas du point de vue de la disposition de meubles. Le sofa était toujours en face de la télévision ; entre deux, la même table basse en bois, sur laquelle on pouvait poser les talons, ponctuait l’espace. Les étagères pour livres, toujours aussi nombreuses, quadrillaient les murs ; mais en revanche, il y avait beaucoup moins de livres qu’avant. C’était frappant. Comme si, quelqu’un avait décidé d’alléger la bibliothèque, de l’aérer, emportant les ouvrages de poésies ou de latin surmémaires.

J’ai pris place, de façon automatique, sur le sofa, comme j’en avais l’habitude lorsque Agnès m’accueillait, et qu’elle m’offrait sa boisson préférée, du jus de carotte. Aujourd’hui, cependant, il n’y avait pas d’Agnès à l’horizon et la créature qui m’avait ouvert la porte de l’appartement, ne m’a pas offert de jus de carotte mais m’avait proposé une tranche de pizza. Le nouveau locataire s’est simplement assis sur un tabouret en plastique noir, juste en face de moi ; il m’a adressé, un sourire simiesque, auquel je n’ai pas vraiment donné de change, parce que j’ai détourné mon regard aussitôt. J’étais un peu mal à l’aise.

La télévision murale était allumée, l’ordinateur portable, ouvert sur la table du salon, était relié à elle par un câble, l’écran de l’ordinateur était dédoublé en grand, sans doute parce que l’habitant des lieux s’apprêtait à regarder une vidéo sur Youtube. C’était, décidément, l’activité la plus récurrente des célibataires de nos jours, j’ai songé en pensant à moi-même. Pendant une fraction de seconde, je n’ai pas pu m’empêcher de m’identifier à ce type étrange qui vivait dans le salon de ma soeur. J’ai regardé l’écran mural et je n’ai pas pu m’empêcher de regarder les videos youtube suggérées. Il y avait des morceaux de jazz, des videos de documentaires ARTE, ainsi que des vidéos d’hommage à Audrey Hepburn.

C’était sacrément indiscret ; mais d’une part, j’étais trop curieux d’en savoir plus sur cette créature qui habitait chez ma soeur et de l’autre, l’écran projeté se trouvait pile en face de ma place dans le canapé, alors c’était tout naturel de le regarder. Je suis même aller inspecter l’écran de fond en comble, en passant mon regard sur les onglets actifs. Facebook était ouvert.

Toujours sur la table, en face de mes genoux, il y avait un cendrier en verre, dans lequel était déposé un tout petit sachet en plastique transparent. Il contenait des brins de cannabis, tout effilochés – cette vision coïncidait bien avec l’odeur de la pièce, déjà présente d’ailleurs dans le couloir.

Fumer du cannabis en écoutant de la musique minimaliste, voilà le genre du type qui me faisait face et qui, désormais, habitait dans l’appartement de ma soeur, portée disparue. Curieusement, ce type m’était, d’une certaine façon, sympathique – il ne m’inspirait aucune compétition. Peut-être parce qu’il était plus petit et plus maigre que moi – ceci, en dépit, de son buste particulièrement bien développé, qui m’avait d’abord fait douter, de son gabarit.

– Depuis quand habitez-vous ici ?

– La question n’est pas tant de savoir depuis quand j’habite ici. Mais JUSQU’A quand ? La vie est tellement incertaine, a-t-il disgresé, je me demande comment les gens font pour avoir des projets, construire des maisons, faire des familles. Au fait …

Je sentais qu’il allait encore disgressé mais mon intuition me disait que, pour obtenir des informations venant de lui, il valait mieux le laisser parler à sa guise, plutôt que de chercher à orienter la conversation. Il s’est interrompu un instant, pour éclaircir la voix, fermant le poing pour le porter vers ses lèvres.

– Au fait, est-ce que je me suis présenté ?

Je lui ai dit que non.

– Je m’appelle Gabriel Blanc. Avant d’emménager ici, je vivais avec ma maman, dans un petit village du canton de Vaud et il me fallait plus d’une heure pour venir ici, à Genève et pareil pour rentrer. Comme je travaille à Genève et je suis souvent très désorganisé dans mon travail, je manquais le dernier train du soir et il m’arrivait de passer mes nuits dans la gare. C’est la raison pour laquelle Erica m’a proposé d’emménager ici.

– Erica… Erica ? Qui est-ce ? ai-je demandé, du tac au tac.

Il s’est gratté la tête, enfonçant un doigt décharné dans sa touffe de cheveux. Elle ressemblait un amas de lichen sur une pierre circulaire, parce que ses cheveux n’étaient franchement pas brossés. Gabriel avait l’air franchement embêté par ma question, ou en tout cas, il trouvait compliqué d’y donner une réponse claire.

– Vous connaissez Tintin, la Castafiore ? a-t-il dit en guise de réponse.

Sur la table de son salon, il y avait une pâtisserie au glaçage verte, une caraque, qui se tenait dans son emballage en plastique transparent, dont l’étiquette collante Migros avait été déchirée. Quelqu’un avait croqué dans la pâtisserie, on voyait encore la forme de la mâchoire sur le bord entamé. Des dents avaient glissé contre le chocolat. J’ai acquiescé, bien sûr, je connaissais Tintin, c’était une de ces fameuses bande-dessinées que mon père appréciait et dont il estimait que les répliques n’écorchaient pas la langue française – contrairement à celles de Titeuf ou des Schroumpf. Mon père citait souvent la réplique du Capitaine Haddock, « une larme, un soupçon », lorsqu’il se servait de whisky, sous les yeux effrayés de ma mère.

– Je suis un peu comme la Castafiore, a poursuivi Gabriel Blanc, j’ai tendance à oublier le nom des gens. Je m’excuse, je me trompe peut-être de prénom, quand je raconte des événements. C’est un problème dans ma vie de tous les jours, parfois même dans mon travail. Je m’excuse.

J’ai inspiré et, au bout de mes narines

– Il n’y a pas de mal. Nous avons tous nos défauts, moi-même j’ai de la peine à distinguer la gauche de la droite. Vous travaillez dans quel domaine ?

– C’est un peu compliqué, a-t-il commencé. A 16 ans, j’aurais voulu travailler sur un plateau de cinéma, m’occuper des sons et de l’image, et si ça se trouve réaliser des films ou composer des musique de films – ma maman est une grande fan de cinéma classique et je crois qu’elle m’a transmis sa passion. Mon film préféré est « Vacances Romaines », je l’ai vu à l’âge de 10 ans au cinéma d’Aubonne, dans le cadre du ciné-club de la ville. J’ai toujours rêvé de participer au montage technique d’un film de qualité. Comme j’étais moyen à l’école, on m’a suggéré suivre une formation de technicien du son, mais personne n’a été disposé à m’embaucher dans ce domaine, pour un apprentissage, alors j’ai finalement fait un apprentissage d’électricien. Maintenant, je ne suis plus strictement un électricien, je suis …

A cet instant-là, la sonnerie de la porte d’entrée a retenti. Le bruit a été long et continu. Nous nous sommes regardés dans les yeux. La personne qui avait pressé dessus, avait l’air impatiente qu’on vienne lui ouvrir et Gabriel Blanc a sauté sur ses petites jambes, redressant le haut de son corps, extirpant de la poche arrière de son jeans un porte-monnaie en cuir noir.

Maintenant que le salon était vide, j’en ai profité pour balayer du regard les étagères du salon de ma soeur. Elle ne vivait plus ici, ça se sentait, mais en même temps, il restait d’elle une ambiance générale, qui n’avait pas pu être éclipsée par l’odeur lourde de la marijuana. Je me suis levé du fauteuil. J’ai saisi un livre de poésie, de René Char, je me souvenais l’avoir déjà vu, de l’avoir déjà feuilleté, peut-être dans cet appartement boisé ou, peut-être, déjà dans sa chambre à Sion, chez nos parents. Je l’ai ouvert, sur sa page de garde, un peu gondolée, une grande lettre A, était manuscrite, au crayon. A pour Agnès, le signe que ce bouquin datait bien de l’époque à laquelle on habitait tous ensemble.

Notre mère faisait bien son travail, elle nous obligeait à écrire l’initiale de notre prénom dans chaque livre nous appartenant, pour éviter ces scènes de déchirements autour des ouvrages les plus prisés –  Agnès, Christiane et moi, on se disputait les exemplaires de la bande-dessinée pour enfants « Tom-Tom et Nana », jusqu’à un certain âge, plutôt avancé. J’étais allé jusqu’à gommer l’initiale de Christiane de mon album préféré afin de me l’approprier. Bien sûr, je n’aurais jamais commis le même méfait pour un livre de René Char, la poésie ne m’avait jamais assez touchée.

J’ai reposé l’ouvrage à sa place, entre deux autres recueils, de René Char. Au même niveau, sur l’étagère, pas loin, il y avait une photo encadrée où Audrey Hepburn – dont je n’allais pas à tarder à découvrir qu’il s’agissait de l’actrice fétiche de Gabriel Blanc – souriait, en hurlant de joie, les mains de parts de d’autres d’un guidon. En fait, elle conduisait une vespa, j’imagine que cette photo était empruntée d’une scène de « Vacances Romaines ». Les petites confessions que Gabriel venait de faire, semblaient vraies et, malgré que, j’en ai conclu, sans avoir recours à mon intuition, que Gabriel n’était pas une personne tout à fait malhonnête.

Pas comme papa, Aristide ou rencontré plus récemment, le docteur Stuhlen.

Gabriel était de prime abord un peu bizarre, obsessif et maniaque, et il fumait sans doute un peu trop de cannabis, mais il faut dire que lorsqu’on se rend chez quelqu’un, à l’improviste, on a souvent l’impression que cette personne est obsessive et maniaque. Au moins, Gabriel avait eu l’hospitalité de m’accueillir et de m’offrir d’emblée un morceau de son repas.

Cela dit, je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il devait en savoir quelque chose, sur la disparition d’Agnès. Mais comment obtenir de lui qu’il m’en dise davantage ?

Lorsque je me suis retourné vers le canapé, Gabriel était revenu dans le salon. Le dos cabré en direction de la table de basse, où il venait de déposer le carton tout juste livré,  à l’inscription « King Pizza ». Il essayait de l’ouvrir, mais il semblait éprouver quelques difficultés.

– Elle est jolie, Audrey Hepburn.

– Audrey Hepburn est une femme magnifique – c’est elle qui m’a donné envie de faire du cinéma, a-t-il répété comme pour être tout à fait certain que j’ai bien compris ses choix de vie. J’ai toujours pensé qu’elle est moi avions une relation unique. En fait, elle est enterrée dans le village, où j’ai grandi, à Tolochenaz. Quand j’étais petit, chaque samedi, ma mère et moi, on se rendait sur sa tombe, et on apportait une des fleurs qui poussaient sur notre balcon. Au moment, où je la lui donnais, en la posant pile au centre de sa tombe, ma mère me disait de faire un voeu – et je faisais le voeu d’être né dans les années 30, pour pouvoir la connaître et pour pouvoir visiter la Rome des années 1950 en sa compagnie. Voilà, c’est mon secret. Vous devez me trouver un peu bizarre, n’est-ce pas ?

– Non. On a tous nos secrets, ai-je dit prestement sans vraiment réfléchir aux miens. Vous connaissiez ceux d’Agnès ?

C’était une bonne transition, péremptoire, j’ai songé. Gabriel, qui était parvenu à ouvrir le carton, a poussé son ordinateur portable, de même que son cendrier, pour laisser de la place au couvercle de la boîte de pizza, fixé à sa base. L’odeur du fromage fondu a commencé à supplanter celle du cannabis.

– Oh, ça non. Mais il faut dire que notre patron, même, ne la comprenait pas. M. Ferrare n’a vraiment pas compris pourquoi elle a décidé d’arrêter son travail, du jour au lendemain. Moi-même, je ne l’aurais jamais fait une chose pareille, peut-être parce que je suis quelqu’un qui ne supporte pas de trahir les personnes qui l’entoure

Ferrare ! C’était le nom du neurochirurgien, dont Agnès était la secrétaire personnelle. Celui qui roulait en porsche et qui se souciait pas mal de ses honoraires.

– Vous travaillez aussi pour M. Ferrare, le neurochirugien ?

– Oui, s’est-il contenté de répondre.

A travers ce oui, clair et bien prononcé, j’ai senti que Gabriel éprouvait une véritable fierté, à l’égard de Ferrare, un peu semblable à celle que j’avais senti, les fois où Agnès m’avait parlé de son ex-patron. Ou plutôt, une admiration, voire même, une vénération. Voilà pourquoi, il n’avait rien dit de plus.

– Félicitations, ai-je profité de dire, ce doit être quelque chose de travailler pour un neurochirugien si célèbre.

– Il est très exigeant mais c’est une personne toujours portée par la vie, il faut dire que sauver des vies, c’est un métier qui donne du sens à l’existence. Même lorsqu’une personne est sur le point de mourir, il arrive toujours à lui donner la force de se battre, tout en lui expliquant les risques que cette personne encourt. C’est une sorte de … magicien – à la fois, il possède la rigueur du scientifique et la spiritualité d’un philosophe indien, si vous voyez ce que je veux dire. Une fois, j’ai été invité dans sa famille, sa fille est extraordinairement intelligente aussi et elle me rappelle un peu Audrey Hepburn d’ailleurs.

Sur cette constatation, Gabriel a souri et il est parti en direction de la cuisine. Il est revenu aussitôt avec deux assiettes, deux couteaux, deux fourchettes. Il faut croire que discuter lui avait stimulé l’adrénaline, et l’appétit et que son petit corps s’apprêtait à ingérer la pizza entière.

– Vous habitez ici depuis qu’Agnès a arrêté de travailler pour Ferrare ? ai-je demandé.

– En fait, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé, parce que si votre soeur de ne l’a pas fait, l’histoire vaut la peine d’être racontée. Mes amis d’enfance de Tolochenaz n’y croient pas.

– Parfait, ai-je soufflé en sentant que j’approchais peut-être d’une information essentielle.

– Depuis 5 ans, chaque jour, j’arrive dans le cabinet de Ferrare sur le coup de 7 heures du matin et aussitôt, je passe la serpillère sur le sol de toutes les salles, afin que le produit de nettoyage et l’eau aient le temps de sécher, avant que les premières consultations n’aient lieu. Et puis, un matin, j’ai ouvert le placard de rangement et comme je m’apprêtais à prendre le balais, j’ai remarqué qu’au centre de son manche, un postit’ rose était collé, je l’ai décollé, je suis sorti du placard et je l’ai lu. Le message avait été écrit par Agnès et maintenant que j’y pense, il contenait une quantité d’informations importantes, compte tenu du fait, qu’il ne s’agissait que d’un postit’. Dans ce postit’ Agnès avait écrit qu’elle s’était disputé avec sa famille, et qu’elle avait décidé de quitter la suisse romande, pour s’installer dans la région de Zürich quelques temps. Incidemment, elle arrêtait de travailler pour Ferrare, dans son cabinet. Par ailleurs, au recto du postit’, il y avait une information concernant son logement, qu’elle quittait momentanément à cause de son déménagement, dans lequel elle me proposait de m’installer, Agnès m’en confiait les clés (ils étaient dans sa boîte aux lettres), le code de l’immeuble et me demandait de verser 500 francs par mois (une somme dérisoire) sur un compte postal, tous les 15 du mois. « Si tu me verses cette somme, alors tu peux rester aussi longtemps que tu veux et tu peux le décorer comme bon te semble. Sinon, une copine à moi viendra habiter à ta place. Va dans l’appartement, regarde si tu l’apprécies, verse le premier loyer dès cet après-midi. » . J’ai suivi les instructions, j’ai composé le code, j’ai passé ma main à travers la boîte aux lettres, j’y ai trouvé les clés. En fait, moi qui ai des dettes et qui recherchais un logement bon marché, je ne voulais simplement pas y croire. Depuis ce jour où j’ai trouvé ce postit, j’ai pour ainsi dire « pris en confiance en mon destin » et je me dis qu’il ne sert à rien de trop se faire de soucis. Vous voyez, c’est une façon de …

Gabriel s’apprêtait à disserter longuement sur sa nouvelle philosophie de vie mais j’ai préféré le couper net, pour avancer dans mon enquête.

– Attendez, elle vous a écrit qu’elle était partie à Zürich parce qu’elle s’était disputé avec sa famille ?

Gabriel qui venait de commencer à mâcher un petit morceau de pizza, a couiné « un pardon, j’espère que je ne vous ai pas froissé, après tout, vous faîtes partie de sa famille. »

J’ai fait non de la tête. Et Gabriel Blanc a poursuivi.

– A vrai dire, je ne connaissais pas bien du tout Agnès, en tout cas, pas personnellement. En dehors de ce postit’, elle ne m’a même jamais fait mention de sa famille. Les rares fois où nous discutions, je lui parlais de mon village, de ma passion pour Audrey Hepburn et pour le cinéma, en fait, c’était plutôt moi qui parlais. J’appréciais beaucoup discuter avec elle, elle était toujours discrète et extrêmement subtile dans ses analyses.

– Donc, vous ne saviez pas qu’elle était dans un hôpital psychiatrique, qu’on la soignait pour schizophrénie ?

Son regard, dont le focal a sauté, passant de la tranche de pizza jusque vers la photo d’Audrey Hepburn, semblait fragilisé ; il avait perdu de cette lueur qui l’avait gagné, au cours de sa narration de cette chance qui lui avait souri, grâce à ce postit’, dans le placard à balais.

– J’ignorais qu’elle souffrait de problèmes, à ce niveau-là. Je n’ai aucune nouvelle d’elle, à vrai dire, depuis ce postit’ et je n’ai pas cherché à en avoir, je me suis dit qu’elle ne voulait pas en donner. Ca correspondait assez bien avec sa personnalité extrêmement discrète. Discrète comme une souris qui a peur des prédateurs.

Impossible de savoir s’il disait la vérité, s’il était au courant de davantage, s’il avait quoi que ce soit à me cacher – mais mon instinct me disait que son histoire de postit’, dans le placard à balais, était vraie – elle était suffisamment ridicule pour être vraie. Gabriel s’est resservi d’une deuxième tranche de pizza et moi j’ai finalement essayé d’en goûter une, j’ai choisi celles où il y avait le plus de morceaux de poivrons.

– Un détail me revient. Lorsque j’ai discuté du départ d’Agnès à Ferrare, ce dernier m’a avoué qu’il était un peu soulagé de son départ. Il m’a dit qu’Agnès avait commis des fautes professionnelles et que de ce fait, il risquait d’avoir affaire à la justice. Mais je ne connais pas les détails. Maintenant que j’y repense peut-être qu’il y avait une bonne raison à ce qu’elle décide de travailler

– Pourquoi, vous ne les avez pas demandés, vous n’étiez pas intéressés ?

– Si, bien sûr, je suppose que j’étais intéressé. Mais je n’ai pas pensé à lui demander ou plutôt, peut-être que je n’ai pas osé. Vous n’aimez pas la pizza ?

Elle était, en fait, plutôt infecte. Une épaisse étendue de fromage, caoutchouteusse et grasse, couvrait la pâte à pizza, cet amas farineux qui sentait la colle à papier. Elle n’était ni trop, ni assez cuite ; quant aux poivrons, ils n’avaient pas du tout de goût. J’ai répondu que si, elle était bonne, mais je ne suis pas allé jusqu’à dire qu’elle était très bonne.

– Vous savez, lorsque je fais face à M. Ferrare, j’ai un peu de mal à prendre des initiatives personnelles, je suis, vis-à-vis de lui, comme un fils obéissant, qui ne pose pas de questions inopportunes. Je n’ai jamais rencontré de personnes aussi brillantes que lui, il m’intimide un peu. Je me dis qu’il sait exactement ce dont j’ai besoin, quel genre d’informations est bon pour moi et je pars du principe que s’il ne m’a dit par lui-même quel genre de faute professionnelle Agnès a commise, alors je suppose que c’est parce qu’il ne souhaitait pas me le dire. Ce n’est pas par omission – je suppose qu’il se doutait bien que ça m’aurait intéressé.

Les chirurgiens ont un charisme hors du commun, difficile de savoir à quoi cela tient, si c’est plus dû à la nature même de leur occupation – qui est celle d’avoir la responsabilité directe de sauver des vies ou plus simplement dû au fait que ces gens gagnent très bien leur vie. Comme Gabriel Blanc continuait sa pizza, tranche après tranche, il semblait que son appétit allait, s’accroissant. Nous avons continué à discuter de Ferrare, de sa vie, des opérations qu’il faisait. Concernant la malhonnêteté de Ferrare, son manque de conscience profesionnelle, il n’était pas du même avis qu’Agnès. Au contraire, selon les mots de Gabriel, Ferrare était une « haute figure de moralité ». J’ai eu tendance à être de l’avis d’Agnès, je pouvais me tromper, mais à en juger son train de vie, porsche, voilier sur le lac, et port personnel, il se pouvait effectivement que le neurochirugien avait tendance à mettre ses intérêts personnels très en avant.

En sortant de chez Gabriel, je suis passé devant une petite papeterie de la vieille-ville, où les prix étaient exhorbitants, j’ai renoncé à acheter un stylo rouge, dont j’avais besoin pour corriger des copies d’examen, mais j’ai tout de même pris un petit cahier à spirale avec l’intention d’y noter tous les éléments de l’enquête sur la disparition de ma soeur.

Appartement d’Agnès : habité par un certain Gabriel Blanc, l’homme de main de son ancien patron, Ferrare. Fumeur de joint, aime le cinéma et Audrey Helpburn, inscrit sur Facebook.

Faute professionnelle d’Agnès : aucune idée de ce dont il s’agit. 

Lieu où Agnès est partie : peut-être Zürich. Chez Adèle ? 

Roman de fantaisie écrit par Agnès : personnage principal, un vendeur de serpents. Qu’est-ce que cela signifie ?


Pour trouver un stylo rouge à un prix raisonnable, j’ai dévalé les pavés de la vielle-ville jusqu’aux rues basses, où je suis entré dans un supermarché Coop ; à l’étage supérieur, il y avait une cafétéria, remplie de clientes plus ou moins âgées, des latinas, des philippines, des arabes et quelques suissesses, mais celles-là, étaient carrément beaucoup plus âgées, parce qu’elles partageaient l’uniforme de la suissesse octagénaire : trois poils bouclés en haut de la tête, blanc comme des choux-fleurs et des blouses larges à fleurs, devenues dévalées. Je suis passé devant les étales de nourritures, avant d’arriver devant le présentoir à jus de fruit frais, constitués de verres hauts, enfoncés dans un large bac de glace pillée ; j’ai extrait ce qu’il me semblait être un jus d’orange, d’après la couleur, le jus allait peut-être m’aider à digérer le morceau de pizza aux poivrons insipides. J’ai préféré éviter de m’asseoir à proximité des suissesses, pour des raisons de discrétion et j’ai pris place à une table, où mes voisines était un triplet de femmes latinas, bien en chair, qui discutaient à gorge déployées, dans un espagnol très dense, le dos plutôt voûté, peut-être en raison de leur imposante poitrine, qui elle, reposait confortablement sur la table, à côté de leur boisson et assiette à dessert, dont il ne restait pas grand chose, peut-être des miettes et des traces de crème anglais. J’ai pensé que ce serait, parfait pour passer inaperçu, qu’elles n’allaient pas écouter le contenu des coups de téléphone que j’avais à passer.

J’ai d’abord appelé ma mère. Il s’est écoulé au moins une minute, peut-être deux, avant qu’elle ne se décide à répondre, j’ai eu le temps d’avaler une gorgée de jus d’orange et lorsque sa petite voix s’est élevée, je n’ai pas eu la force d’être indigné, ou furieux contre elle, de ne pas m’avoir donné de nouvelles d’Agnès au cours des derniers mois. Elle m’a demandé si le docteur m’avait appelé, je lui ai dit non et j’ai tout de suite précisé que je n’avais aucune idée d’où se trouvait ma soeur – je n’ai pas, toutefois, mentionné l’appel en absence qu’Agnès m’avait passée la veille. Les esprits de ma maman semblaient suffisamment clairs pour comprendre ce que j’avais envie d’entendre.

« je ne t’ai rien raconté sur Agnès, la dernière fois où on s’est vus, parce que tu es toujours si fâché et si bourru, chaque fois que je fais mention d’elle – c’est toi qui t’es disputé sérieusement avec toi, souviens-toi. Les rares fois où nous nous voyons, je préfère qu’on passe du bon temps, toi et moi, qu’on mange une pomme tartes aux pommes, qu’on fasse une balade en nature. Mais crois-moi, rien ne me chagrine davantage que de savoir mes enfants en froid, l’un avec l’autre. Honnêtement, en tant que mère, je supporte mal d’avoir mis au monde deux personnes qui, si elles se voient, contribuent à la discorde générale. »

Le discours J’ai demandé à ma mère si elle pouvait me donner le numéro de portable d’Aristide, avant de lui demander s’il passait encore la voir – Aristide n’avait sans doute jamais déménagé de Sion, connaissant son attachement sentimental, familial à la ville, au canton. Ma mère m’a aussitôt répondu qu’elle avait complètement oublié son existence – elle m’a dit qu’elle ne voyait plus grand monde en dehors des personnes de la paroisse, que c’était sans doute là la volonté de Dieu, que sa vie d’avant, que sa vie de mère de famille lui manquait, mais ma foi, elle avait trouvé un autre moyen de se rendre utile pour son prochain ; elle m’a rappelé que moi aussi, j’étais le bienvenue, à la paroisse et qu’il y avait plein de personnes bonnes et intéressantes à qui elle pourrait me présenter. J’ai cru entendre le mot mariage, mais c’était peut-être mon imagination. Puis, ma mère qui n’avait pas perdu complètement la tête – il faut croire qu’à la paroisse, elle faisait fonctionner ses capacités cognitives –  elle a repris le fil de la conversation, et a fini pour me dicter le numéro d’Aristide, que j’ai noté dans mon petit carnet.

J’ai bu une gorgée de jus, m’assurant que personne n’était en train de m’écouter.

Aussitôt après avoir pris congé de cet appel, avec ma maman, j’ai appelé Aristide. Il n’a pas répondu, alors j’ai ajouté son numéro dans mes contacts et me suis baladé sur l’application whatsapp pour voir s’il possédait un compte. Bingo, il en avait un, et qui, plus est, avec une photo profile. J’ai aussitôt cliqué sur la photo, pour l’agrandir, curieux de savoir à quoi il ressemblait maintenant. Il ressemblait à celui qu’il avait toujours été, en plus vieux, ses cheveux, toujours long jusqu’aux épaules, étaient devenus plus blonds, sans doute avait-il commencé à les teinter, il portait un gilet de sport, sur un polo Ralph Lauren. Mais le plus amusant dans tout ça, c’était qu’il était désormais accompagnée, d’une femme, athlétique et fine comme lui, au visage régulier mais beaucoup plus jeune que le sien et dont la coupe de cheveux était en tout point similaire à la sienne, à ceci près que la jeune femme devait être vraiment blonde. En toile de fond, apparaissaient des montagnes enneigées, un soleil de plomb. Cette jeune femme semblait d’origine russe, ou de l’est.

A côté de moi, les trois latinas se sont levées, ça avait l’air pénible pour elles de se remettre en route et de quitter le confort de leur siège de cafétéria ; pendant leur mouvement, elle ont poussé des respirations exaspérées en prenant appui sur la table, s’aidant de leurs avants-bras bien en chair pour soulever leur tronc inférieur. A cet instant, j’ai pensé à mon père, la dernière fois que je l’avais vu. Cette fois-là, il était encore plein de vie, comme s’il avait toujours existé et comme s’il existerait pour toujours, il avait passsé le repas à parler de lutte des classes – – , qui manmais, on ne pouvait pas exactement dire qu’il était en pleine santé. Lui aussi, il était bien trop gros pour ses pieds et lorsqu’il marchait, son corps se déplaçait difficilement, et si on le voyait de dos, on avait l’impression qu’il était constamment en train de porter un frigo, massif, mais en fait d’armoire, c’était son ventre à lui qui était massif.

Lorsque les latinas ont été suffisamment éloignées pour ne plus être le sujet de mes observations, j’ai re-basculé ma concentration sur mon téléphone portable, et j’ai fait quelques recherches sur Google Image, pour enquêter plus en détail sur Aristide. Sur une des photos données par ma recherche, Aristide Legarnier y affichait une mine particulièrement réjouie ; une fois de plus, i

C’est à ce moment-là que mon téléphone a sonné. Irène, ma grande soeur, en direct de Boston. La belle affaire.

– François, il faut que je te dise, j’ai vu l’avis de la disparition d’Agnès sur Facebook. Cette histoire est terrible. Je ne peux pas trop t’aider, mais il y a tout de même un détail un peu bizarre, j’aimerais t’en faire part.

Je t’écoute, je lui dit.

– Alors voilà, j’ai appelé Christianne et maman, elles m’ont toutes les deux parlé de qu’on m’a caché depuis des mois, qu’Agnès était internée dans un hôpital psychiatrique, à Genève.

– Oui,

– Je connaissais le docteur Stuhlen. Enfin pas exactement lui mais, j’en avais entendu parler.

– Raconte.

– Oh rien de trop important. Mais il se trouve que j’ai fait des masters class de danse avec son fils et je peux te parler un peu de lui. J’avais peut-être 13 ans, et c’était la première fois que je quittais toute seule notre cher Valais pour faire de la danse pendant deux semaines, à Genève. A l’époque, je voulais coûte que coûte devenir danseuse étoile et évidemment toutes les autres participantes de mon âge rêvaient aussi de le devenir. Le fils de Stuhlen, en revanche n’y songeait pas vraiment. Il n’avait qu’une seule envie, c’était celle d’exceller dans toutes les activités qu’il entreprenait, c’était quelqu’un de follement perfectionniste. A l’époque, je pensais qu’il était surdoué, maintenant avec le recul, je crois qu’il avait une éducation un peu particulière.

– Oui, c’est ça. Exactement. Il s’appelait Antonin, Antonin Sthulen. Beaucoup de mes amies danseuses avaient le béguin pour lui. Personnellement, si je le trouvais très beau et s’il m’impressionnait, quelque chose, chez lui, me dérangeait. Il avait un regard intense et ferme

– Que veux-tu me dire à son sujet ?

– Eh bien, en tout honnêteté, cet Antonin est le type le plus méchant que j’ai rencontré.

– Pardon ?

– Parfois, il y a certaines personnes que tu peux trouver méchantes par moments des personnes qui sont responsables d’actes méchants, qui vont clairement à l’encontre du bien-être des autres ; mais en général, elles peuvent se montrer bonnes et génereuses dans d’autres actes. Mais dans le cas d’Antonin, c’est différent.

– Je t’écoute, lui ai-je répondu en repensant au cabinet du docteur Stuhlen et à lui – vu son embonpoint, c’était difficile de l’imaginer faire le grand-écart, mais enfin, c’était son fils de 13 ans à l’époque qui faisait des pointes.

– En fait, Antonin ne se rendait jamais coupables d’actes méchants. Pas plus que ses paroles ne l’étaient. Sur la forme, il était irréprochable, bien plus que d’autres participants du master class. D’ailleurs, aux repas, il pouvait lui arriver de nous poser des questions et son ton n’était pas tranchant. Et, contrairement aux filles avec lesquelles je partageais le dortoir, qui pouvaient tendre des pièges afin de mettre en danger leur concurrence (mettre du savon dans la salle de bain pour les faire glisser par exemple) Antonin n’aurait jamais commis un tel méfait – du moins, j’ai du mal à l’imaginer faire. Cependant, la présence d’Antonin exprimait une forme de méchancété inhabituelle et qui reste pour moi difficile à identifier, mais c’est le sentiment très net qu’il m’inspirait. Cette méchanceté s’exprimait dans son art. Je pense que lorsqu’on danse, on exprime le monde qui existe en nous, dans le cas de la plupart il s’agit d’un monde nuancé, coloré, doté d’imperfections et même si on s’est rendus coupables d’actes méchants. Le monde d’Antonin semblait monochrome, parfait, sans imperfection, sans aspérité – l’intensité de son monde semblait vouloir nous reprocher d’être imparfait. Finalement, au bout de quelques jours de la master class, j’ai fini par arrêter de le regarder danser, parce qu’il me vidait de l’envie d’exprimer des émotions, il érodait mon envie de danser. En effet, pourquoi continuer à vouloir exprimer des nuances, lorsqu’on s’aperçoit qu’un danseur, sans nuance, peut étinceler à un niveau si élevé ? Bien sûr, nos professeurs de danse nous exhortait de ne pas se comparer et se concentrer sur ce qu’on était capables d’effectuer, à nous inspirer des autres pour essayer de trouver le meilleur de nous-mêmes. Un des jeunes danseurs a même été jusqu’à quitter la scène et le stage après qu’Antonin avait reçu les ovations générales de la part de l’école de danse entière – élèves et professeurs – suivies des louanges verbales d’un de nos professeurs. Il ne laissait vraiment personne indifférent mais n’éprouvions pas vraiment de la jalousie pour lui, plutôt de la méfiance – on sentait qu’il lui manquait comme, de la vraie gentilesse. Quelques années plus tard, j’ai voulu savoir ce qu’Antonin était devenu, au travers d’amies danseuses, et j’ai été étonnée d’apprendre qu’il était devenu médecin et qu’il avait suivi le destin de son père. Cependant, l’horreur que m’inspirait le jeune adolescent qu’il était ne m’a jamais quitté. Et il m’est arrivé souvent de penser à lui, alors même que j’ai changé de continent. Tout ce que je souhaite pour mes enfants, c’est de ne jamais tomber sur un « Antonin Stuhlen » dans leur vie.

– Tu me suggères d’enquêter du côté du docteur Stuhlen, pour retrouver notre petite soeur ? Tu penses qu’il peut être le véritable responsable de sa disparition ?

– Non. Après tout, je n’en ai aucune idée, après tout ce n’est probablement pas relié. Simplement, cette coïncidence m’a, pour ainsi dire, troublée alors je me suis dit que peut-être, elle pourrait donner une piste. Je ne connais pas . En même temps,

– En parlant de ça, tu penses qu’il y a peut-être des événements, des incidents qui ont destabilisée Agnès, qui l’ont rendu fragile ?

– Oh ! Je ne veux pas me lancer sur ce terrain-là, mais oui, j’imagine qu’il y en a beaucoup. N’oublie pas que l’ambition politique de papa comptait avant absolument tout, bien avant le bien-être de ses quatre enfants ; son ambition, c’était comme une force gravitionnelle qui nous dirigeait nous les petits et puis maman. Cette dernière n’avait d’ailleurs pas un mot à dire. Bon évidemment, ça a été aussi le moteur de la famille, alors il ne fallait pas y toucher, à son ambition, cependant cette ambition toute puissante a été à l’origine de beaucoup d’excès. A vrai dire, François, j’ai toujours admiré ton détachement vis-à-vis, de tout ça, toi qui étais le seul garçon, toi qui aurais dû reprendre le flambeau et poursuivre ce qu’il avait commencé à entreprendre, en matière d’ascension sociale. Toi qui n’as jamais pu devenir ce fils avocat qu’il souhaitait tant avoir.

– Il faut croire que je n’ai pas hérité des gênes pugnaces et agressifs de notre père. Je suis trop du genre observateur pour aspirer à être dans l’action. Notre père aurait désiré un double de lui mais

– En même temps, il faut le comprendre. Il aurait aimé élever un fils comme lui, pour le soutenir, pour le conforter dans ses décisions. N’oublions pas que papa n’avait pas énormément de soutient, en dehors de la famille. En dépit de ses 150 kilos, papa est un grand vulnérable. Un seul au monde, sans soutien. Nous, sa famille, on devait être là pour lui.

– Pas de soutient en dehors d’Aristide Legarnier.

– Pff. Quel vermine. Parfois, je me dis qu’on aurait mieux fait de se passer de son aide, de ses contacts.

– Pourquoi tu dis ça ? Il t’a fait du mal ?

– Non, pas à moi. Moi, grâce à la danse, j’étais trop habituée aux vieux pervers, alors j’ai toujours réussi à le tenir à l’écart, c’est-à-dire, je le trouvais minable et peu éduqué. Mais il fallait avoir un certain recul, une certaine expérience que j’ai réussi à acquérir grâce à mes master class de danse notamment – la plupart des jeunes filles pâmaient devant sa pseudo érudition, il était plutôt bel homme, beau-parleur, et il pouvait compter sur sa confiance en soi indéfectible, qu’il ne perdait sous aucune circonstance. Pour une jeune fille, frêle et qui n’avait pas confiance en elle comme Agnès, c’était dur de résister. Même impossible.

– Tu veux dire que Aristide et Agnès …

– Aller, François, ne fais pas l’innocent. C’est toi qui as dénoncé l’affaire à papa, c’est toi qui as facilité son infarctus, tu es au courant, quand même.

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